Culture SAFY BOUTELLA, MUSICIEN ET METTEUR EN SCÈNE

“LA CULTURE A BESOIN D’OUVERTURE ET D’INDÉPENDANCE”

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Hana MENASRIA Publié 10 Mars 2021 à 22:32

Safy Boutella, lors d’un concert à Alger. © D. R.
Safy Boutella, lors d’un concert à Alger. © D. R.

Compositeur,  arrangeur  et  metteur  en  scène,  en  42  ans,  cet  artiste éclectique  a  conquis  la  planète  par  son  talent  incontestable  et  ses  œuvres  incontournables  (entre   compositions,  musiques  de   film  et spectacles). Outre  le  fait  d’être un musicien   prolifique,   Safy  Boutella   a  révolutionné   la  musique   algérienne, notamment  le  raï  grâce  à  l’album  “Kutché”, classé  parmi  les  100 meilleurs disques  du  XXe siècle.  Rencontré  à  Alger, Safy Boutella, dont  la  “quête est d’explorer”, a confié que  la  musique  est  partout”  et  tout  ce  qui  nous  entoure  est  “objet  d’inspiration”.  Durant  deux heures, ce virtuose à  la grande humilité est revenu sur ses projets, son aventure avec Khaled et son ambition de lancer une école de musique moderne et internationale.

Liberté : Prochainement, vous serez à la direction artistique du spectacle musical “Romepâtra”, une adaptation du roman éponyme de l’autrice Yousra Mouloua. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ce projet ? 
Safy Boutella : Ce projet est très intéressant, car Romepâtra est une belle histoire où nous retrouvons de la magie, du suspense… tous les ingrédients pour faire de la bonne musique. Ce qui m’a plu dans ce roman est le détournement de l’Histoire par l’autrice, et ce, pour la cause féministe. Dans son imaginaire, Yousra Mouloua a changé les faits : Cléopâtre met la main sur Rome ! Alors que, dans l’histoire initiale, c’est Rome qui occupe l’Égypte et Cléopâtre est sous l’emprise de César. 

Il y a de belles métaphores, de très beaux tableaux à envisager, car le texte est très imagé. Ce spectacle musical est toujours au stade de développement ; l’autrice et l’association Arts et Patrimoine d’Alger (porteuse du projet) sont dans la phase de recherche de collecte de fonds (financement participatif), et dès la levée des fonds je commencerai le travail. J’envisage des choses sur le plan musical ; je suis aussi à la recherche d’un axe, d’une orientation pour l’écriture des scènes et des tableaux, qu’ensuite je dirigerai sur le plan artistique.

Il y aura des chorégraphes, des danseurs, des acteurs (chant et dialogues) et bien sûr de la musique. Outre Romepâtra, j’ai d’autres projets en cours, notamment le concert “Safy Boutella Symphonique” qui sera joué à l’Opéra d’Alger. Il est à moitié financé et est à l’arrêt à cause de la pandémie. J’attends un financement pour un nouvel album et je suis aussi en préparation d’un second coffret rassemblant d’autres musiques.

À l’avant-première de l’œuvre collaborative et expérimentale Vital, vous avez composé la bande sonore instantanément durant la projection. Était-ce un pari risqué de jouer à l’aveugle ? 
J’avais quelques petites idées avant la projection, car j’avais connaissance du sujet. Ce dernier concerne la pandémie et la détresse dans laquelle le monde entier s’est retrouvé ; le monde est traversé par des émotions diverses (détresse, deuil, espoir, désespoir), le monde va mal, le monde est déstabilisé !  Alors, je n’ai pas ressenti de difficulté à savoir dans quel sens je devrais aller, il me suffisait seulement de mettre toutes ces choses que je viens d’énumérer.

Ces émotions sont “malheureusement” faciles à rendre en musique et sont répertoriées : tristes, mélancoliques, nostalgiques, nerveuses, colériques… mais je ne savais pas dans quel ordre elles allaient apparaître, ni si je ne risquais pas de me perdre, car j’ai décidé de me produire avec plusieurs instruments pour faire plus de coloriage, à l’exemple des percussions, harmonica, piano, une grosse caisse d’orchestre… et ma voix. Le challenge dans ce projet est qu’habituellement un artiste a un répertoire à présenter, mais pour Vital, c’était dangereux, un peu risqué, limite casse-cou !

D’ailleurs, j’avais énormément le trac, car le risque était de passer d’une séquence triste à une autre joyeuse et de rester sur le premier climat, ainsi le danger était d’être emporté par une composition. J’ai beaucoup aimé cette expérience ; elle m’a permis de prendre des risques et de me lâcher. Contrairement au cinéma muet, les musiciens avaient déjà une idée sur le film, et pour ma part, j’ai foncé à l’aveugle. C’est une bonne idée que j’aimerais refaire.   

En 2017, vous avez travaillé avec dix chanteurs algériens dans le cadre du programme “Pluriels”. Quel regard portez-vous sur les jeunes artistes ? 
J’adore les jeunes artistes talentueux qui veulent donner un sens à leur vie à travers l’art. C’est très difficile de prendre cette voie ; elle est parsemée d’obstacles et ce, à cause de l’absence d’une industrie musicale et de prise en charge réelle pour les jeunes qui veulent embrasser cette carrière. Ils s’engagent dans un domaine difficile. Concernant le programme “Pluriels” (produit par des entreprises privées), j’ai demandé à dix chanteurs et chanteuses d’écrire une chanson pour l’arranger.

Je voulais des textes originaux qui ont du sens et dans lesquels ils devaient raconter des choses.  Aussi, l’idée était de montrer comment un arrangement peut transformer une chanson et comment elle peut être arrangée de diverses manières. Mais ce projet n’est pas encore fini ! Car, après la phase de découverte des artistes, des titres et le travail sur les arrangements, un album devait sortir, mais cela n’a pas été le cas pour des raisons financières.

Par ailleurs, j’ai toujours l’intention de le faire sortir : quand on commence un travail, on doit toujours le finir, sinon cela n’a aucun sens. Aujourd’hui, je reste suspendu avec dix chansons, et ce sont des perles, il faut qu’on trouve le moyen avec ces artistes de se réunir et de tout faire pour finir ce beau projet.  

L’album culte Kutché a révolutionné la chanson raï et l’a propulsée à l’international. Pouvez-vous revenir sur cette aventure unique ? 
Les arrangements pour une chanson, c’est comme de la dentelle, de la belle orfèvrerie. Quand j’arrange une chanson, je lui redonne vie, je ne touche pas à son âme. Quand une chanson est belle, je mets mon savoir et mon art au service de cette œuvre. Pour le raï, cela a permis de le faire arriver aux oreilles du monde. Ces sons-là devenaient plus écoutables par un public qui n’a pas l’habitude de prêter l’oreille à la chanson ou à la musique arabe. 

Je ne peux jamais parler de cette aventure sans évoquer le fait de l’avoir vécue les larmes aux yeux et comme un patriote. En fait, j’ai eu l’impression de me mettre au service d’une cause. Khaled et moi ne sommes pas du même monde, je ne suis pas du monde du raï ou du chaâbi, mais je suis plus universel. Après une soirée entière avec Khaled au Triangle (un établissement où se produisaient les chanteurs de raï à l’Oref, Alger), j’arrivais à la maison vers 7h-8h du matin et me mettais à travailler aux arrangements.

Au moment où ma fille Sofia se préparait pour partir à l’école, je gambergeais dans un coin, souvent avec une larme à l’œil, car je sentais ce que je m’apprêtais à faire, je le sentais sincèrement : vivre une aventure à laquelle je donnais de l’humanité ! J’avais l’impression de me mettre au service du drapeau, alors que la musique, c’est de la mélodie, de l’harmonie, du rythme, des cadences… Quand cela devient une aventure et une planète que tu façonnes, cela devient autre chose : un album magique. D’ailleurs, Kutché a été classé parmi les 100 meilleurs disques du XXe siècle ; ce n’est pas rien, car c’est le siècle du disque.

Quel est le sens à donner à votre quête permanente dans l’univers musical ? 
J’ai fait beaucoup d’arrangements qui ont eu du succès avec des artistes tels que Khaled, Djamel Allam, Nawel Zoghbi, Amel Wahbi, Taous Arhab, Nass el Ghiwane… mais ce n’est pas ma prédestination ! Ma vie n’est pas de faire des arrangements pour des chanteurs, mais de créer mon propre univers, de tracer ma propre route… Ma quête est d’explorer ! Quand j’ai fait du raï, on m’a approché pour une deuxième collaboration ; évidemment j’ai refusé.

Après l’album Mejnoun, on m’a demandé aussi d’en faire un deuxième ; j’ai encore refusé. Je pense que je m’ennuie vite et j’ai constamment ce besoin d’explorer d’autres zones. J’ai alors écrit un scénario qui a donné naissance au spectacle La Source, que j’ai réalisé avec la troupe Tahemmet Touaregs de Djanet. Il y a eu toute une démarche à faire : rester à Djanet, négocier, jouer, se faire accepter… C’était un investissement, un changement de cap ! 
Je n’ai jamais regardé mon parcours en tant que carrière.

Une carrière veut dire rester dans le même registre, à l’exemple de Khaled qui a commencé dans le raï et est toujours chanteur de raï. Je n’ai pas de carrière, car je passe d’une expérience à une autre ; je varie mes plaisirs à l’intérieur desquels j’invente et donne du sens à mes compositions qui sont différentes les unes des autres. Entre ces compositions et mes musiques de film, j’ai environ 700 œuvres ; c’est énorme ! Le sentiment désagréable pour moi est que ma musique, on ne la trouve pas en Algérie. 

Depuis 16 ans, vous nourrissez le rêve de créer une école de musique…
Ce projet existe depuis 2005, et je n’ai toujours pas réussi à le monter. Pour un établissement du genre, il faudrait beaucoup d’argent, mais surtout une volonté politique. Aujourd’hui, il y a un parc incroyable de musiciens qui n’ont pas la possibilité de jouer une musique qui les intéresse réellement, ils sont alors obligés d’accompagner les chanteurs. Il y a une quinzaine d’années, ces jeunes n’existaient pas, car il n’y avait pas internet à travers lequel ils peuvent apprendre à jouer grâce aux tutos.

Ces artistes sont des personnes qui possèdent de la volonté, du talent et l’envie d’apprendre et de s’améliorer. Mais ce n’est rien à l’échelle du pays ! Ils sont nombreux et il faut les accompagner comme à l’école. Il faut donner leur chance à tous. Certes, il y a des conservatoires, mais j’ambitionne de lancer une école de musique moderne et internationale, par exemple un trompettiste finlandais pourrait venir enseigner ici et l’Algérien lui apprendrait à jouer de la zorna. Cette démarche permettrait l’échange d’expérience entre plusieurs nationalités et enrichirait notre population grâce à une ouverture vertueuse et ce, pas seulement dans le sens touristique ou économique, mais dans l’échange de sensibilité.

Nous sommes un peuple qui ne voyage pas assez et qui ne reçoit pas de visiteurs. L’Algérie a besoin d’être visitée et l’Algérien d’aller visiter, de voir ailleurs ce qui s’y passe ! Cela permettrait de faire évoluer notre mentalité ; j’ai envie que cela change car elle est sclérosée et la société ne se comprend pas. On pourrait vivre de façon respectueuse les uns envers les autres, en acceptant de voir les uns et les autres.

Ceux qui ne veulent pas que l’on se mélange ou qui voudraient qu’on régresse, il faut savoir passer au-dessus. Les garants de la nation devraient savoir qu’on doit donner les chances à tout le monde, il faut que ce pays s’ouvre ! Cette école est une idée d’ouverture, et je veux voir dans les rues une jeune chanteuse congolaise, un bluesman américain… Je ne fais pas du nationalisme, mais de l’ouverture sur d’autres pays, et c’est d’utilité publique. 

Quel constat faites-vous du secteur culturel ? 
La culture a besoin de plus d’ouverture, de plus d’initiatives privées, de plus d’indépendance, de plus de moyens... Pour cela, il faut les bonnes décisions ! Il y a tellement de choses à faire, comme l’organisation de véritables festivals gérés par des professionnels, qui puissent filtrer les bons artistes des charlatans, les raconteurs d’histoires qui utilisent les réseaux sociaux pour faire le buzz… tout cela salit le métier.

Vous  vous  êtes  distingué  par  votre  présence  à  plusieurs manifestations du Hirak. Que pensez-vous de ce mouvement et des valeurs qu’il véhicule ? 
Durant le Hirak, cela me semblait une évidence que les belles têtes qui en font partie prennent un leadership, prennent des initiatives et organisent des choses. Je ne comprends pas que tout le monde ait préféré rester en dehors sous prétexte que personne ne se sentait être un leader légitime de tout un mouvement. J’ai envie que mon pays avance.

Si les gens se sentent menacés ou méprisés, c’est logique qu’ils manifestent pour dire leur ras-le-bol. Celui qui n’arrive pas à nourrir sa famille doit sortir pour le dire et non pas mourir.  Et nous ne devons pas le laisser mourir. Je crois que nous avons besoin de plus de justice, et si elle n’existe pas il faudrait la faire valoir par les moyens les plus pacifiques et les plus efficaces. J’espère que ressortiront des prochaines manifestations des choses constructives et qui soient utiles.

Le Hirak a pris cette forme pacifique avec le sourire, ce sourire disait quarante années de souffrance. Il a pu recouvrer une forme de liberté : “J’ai le droit de marcher dans mon pays, de porter mon drapeau, je veux faire avancer mon pays et qu’il aille mieux.” On ne peut que saluer ce peuple et lui donner les moyens pour se diriger vers une société vivante et heureuse. 
 

Réalisé par : HANA MENASRIA

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