Culture décédé hier à l’âge de 89 ans

OUKIL AMAR PREND SON DERNIER TRAIN

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Ghilès O. Publié 26 Avril 2021 à 21:04

© D. R.
© D. R.

Oukil Amar, l’une des grandes vedettes de la chanson kabyle des années 60, est décédé dimanche à l’hôpital de Boghni, des suites d’une longue maladie, à l’âge de 89 ans.

Ironie du sort, il quitte ce bas monde le même jour que l’infatigable militant et défenseur des droits de l’homme, Me Ali Yahia Abdenour, un grand homme du mouvement national et de libération nationale et défenseur infatigable des droits humains. Tous les deux avaient en commun l’amour de leur patrie. Par ses chansons, celui qu’on surnomme “le rossignol”, pour sa belle voix, fut l’un des anciens piliers de la chanson kabyle, surtout celle de l’exil, aux côtés de Slimane Azem, de cheikh El-Hasnaoui, de Farid Ali, de Moh Saïd Oubélaïd…

Il recourait dans la composition de ses textes à des métaphores et paraboles pour ciseler des chansons en vue d’éveiller les consciences de peur des représailles des services de sécurité du colonisateur qui le suivaient de près en interdisant certains de ses textes tel par exemple idhahred ouagour (le croissant de lune apparaît), allusion faite au drapeau national, et bien d’autres titres aussi révélateurs les uns que les autres de sa poésie militante. 

Il fallait aussi souligner que le colonel Amar Ouamrane, l’un de ses voisins, lui reconnut cette notoriété et sa reconnaissance de combattant lors d’une rencontre avec lui à Paris, tandis que d’anciens maquisards témoignèrent que c’était pour eux un grand bonheur d’entendre ses chansons. Ce qui les encourageait à poursuivre leur combat dans les maquis et entretenait en même temps leur moral, même lorsque la vie devenait pour eux infernale.

Oukil Amar, l’auteur de la célèbre chanson chmin di fir vu wrfan (le chemin de fer), allusion faite au voyage en train, et aussi pour certains le déclenchement de la révolution algérienne. Oukil Amar est né en 1932 à Bounouh, qui dépendait à l’époque de la commune mixte de Draâ El-Mizan. 

Il fut élevé comme les enfants de son âge dans la privation et la misère dans un village de Kabylie, où le colonisateur ne laissait aucune chance aux indigènes ni de travailler ni de fréquenter les bancs de l’école, encore moins manger à leur faim. C’était d’ailleurs dans ces montagnes de son village au pied du majestueux Djurdjura qu’il commença à chanter, à siffler des airs inédits dont les sons résonnaient dans la vallée (azaghar) qui reprenaient les échos de sa voix dans les fonds des ravins. 

De son vivant, il avouait qu’en dépit de tous les manques, c’était quand même la belle époque, car il réussit, après quelques essais, à faire sortir de sa flûte des airs joués par les troupes idhebbalen (troupes folkloriques) d’antan. Ce qui était pour lui déjà un pas en avant dans le domaine artistique. À l’âge de 16 ans, il prit le chemin de l’exil à la recherche d’une vie meilleure et évidemment en cachette de son père au début des années 50.

“Contre une petite somme d’argent, j’ai pu avoir de faux documents en augmentant mon âge de cinq ans, car je n’avais pas l’âge de la majorité pour quitter le pays”, avait-il confié lors d’une rencontre avec lui, il y a de cela quelques années. Arrivé en France, il fut pris en charge par les membres de son arch, Ath Smaïl, avant d’être embauché dans une usine fabriquant des pièces pour l’aviation à Boulogne-Billancourt (Paris).

Désirant réussir une carrière d’artiste dont il rêvait depuis son jeune âge, il rencontra lors des soirées, dans les cafés tenus par des Kabyles, les sommités de l'époque, dont Amraoui Missoum, Slimane Azem, Cheikh H’sissen, Ahmed Wahbi, H’nifa, Saloua, Mustapha El-Anka, Mahmoud Aziz… Même s’il n’avait pas encore atteint la notoriété de ses aînés, il avait cette hargne de réussir pour relever le défi devant l’injustice imposée par le colonisateur. Entre 1957 et 1960, il rendit visite avec ses camarades à leurs compatriotes en convalescence dans les hôpitaux et les sanatoriums de France. 

Chemin de fer…
C’est dire qu’il était pleinement engagé dans la fédération du FLN de France. Une fois bien installé dans l’Hexagone, il avait une admiration exceptionnelle pour son compatriote Moh Saïd Oubélaïd, originaire d’Ath Smaïl tout comme lui, car cet artiste représentait à ses yeux un modèle de réussite inégalable. “C’est chez le grand Moh Saïd Oubélaïd que je traçais ma voie. C’était inouï de voir de près de grands artistes se produire en présence d’un nombreux public. C’était là qu’une voix me disait de foncer et de faire comme lui.

C’était d’ailleurs pour moi une obsession de marcher sur ses traces”, confiait-il dans un entretien qu’il avait accordé aux journalistes avant d’être terrassé par cet AVC en 2012 qui lui fit perdre la voix. C’était à cause de cette fatidique maladie que la voix du rossignol est devenue aphone. Avec ses économies, il put acheter alors une mandole semblable à celle de Moh Saïd Oubélaïd chez Paul Buchère, un spécialiste d’instruments de musique à Paris. 

En 1958, il fut invité par Farid Ali, qui animait une émission à la radio tous les dimanches où il rencontra pratiquement tous les chanteurs algériens de l’époque. De jour en jour, Oukil Amar prit sa place dans ce cercle. Et c’est ainsi, grâce à Abder Isker, producteur pour le disque arabe chez l’américain Barclay, qu’il enregistra son premier quarante-cinq tours, dont les deux chansons phare, Chmin di fir et Tefagh chetwa d-anevdu en 1959.

Ce fut donc l'envol vers une longue carrière artistique dès 1960. S’il est vrai que cette entame dans la chanson était pour lui retentissante, il n’en demeure pas moins que certains de ses titres lui causèrent énormément de problèmes, car il fut convoqué à maintes reprises par le patron de la radio pour lui donner des explications sur le fond de ses paroles qui tiraient des soupçons chez les services de sécurité français.

Cela lui valut une expulsion manu militari de la radio. Après le départ d’Abder Isker à la télévision, il le remplaça chez Barclay où il passa trois années en aidant de nombreux chanteurs à enregistrer leurs produits. “J’ai produit des centaines de disques dont les succès étaient éclatants. J’avais ainsi aidé beaucoup d’artistes”, avait-il dit lors d’une entrevue avec la presse nationale peu avant sa maladie. Juste au début des années 60, suite à une maladie, il rentra au bled, et c’est à Alger qu’il atterrit. 

Il fit alors la rencontre de deux grands artistes, en l’occurrence Mustapha Skandrani et Djilali Haddad, qui lui proposèrent de travailler à la télévision. Oukil Amar avait, par ailleurs, témoigné que l’illustre Kamel Hamadi l’avait félicité pour son nouveau poste et l’invitait souvent chez lui. Il ne fit pas long feu à la télévision avant de regagner la France. Il se lança dans le commerce en achetant un café-restaurant, et sa gloire se poursuivit enregistrant disque sur disque. Que des succès ! 

Il avoua que l’Amicale des Algériens en Europe l’avait exclu, tout comme tous les chanteurs kabyles engagés. Il garda en mémoire cette grande tournée organisée par cette organisation à travers toute la France en 1968 sans la participation des artistes kabyles mais en présence même de chanteurs étrangers chèrement payés par l’argent du peuple algérien. “C’est à ce moment que le grand Salah Saâdaoui avait composé la chanson Allah Allah ya âami Slimane”, s’est-il encore rappelé lors de la même entrevue.

Il faut noter que l’Amicale des Algériens en Europe considérait ces artistes kabyles comme des agitateurs et des ennemis de l’Algérie. Pourtant, disait Dda Amar, en pleine guerre de Libération nationale, lui, Cheikh H’Sissen et Farid Ali avaient rejoint Cologne (Allemagne) pour rallier Tunis en vue de former la troupe artistique du FLN. 

L’enfant d’Ath Smaïl n’oubliera jamais ce grand gala organisé en 1970 à La Mutualité par l’Académie berbère auquel il avait pris part aux côtés de Slimane Azem, de Dahmane El-Harrachi et d’une pléiade de chanteurs algériens pour défendre la cause amazighe. “C’était pour nous une belle revanche !”, s’était-il exclamé, les larmes aux yeux, se souvenant de cette injustice dont ils étaient frappés alors qu’ils avaient pleinement milité pour l’indépendance de leur pays. Dda Amar fut frappé d’ostracisme quand, en 1970, à son retour en Algérie en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, lorsque ses papiers lui furent confisqués à l’aéroport Dar El-Beïda (aujourd’hui aéroport international Houari-Boumediène), lui reprochant qu’il était proche de l’Académie berbère, tout en lui reconnaissant tout de même qu’il était un grand artiste révolutionnaire et qu’il avait tant exprimé son amour pour son pays à travers ses chansons qui étaient des hymnes nationaux. 

En 1990, lorsque le regretté Matoub Lounès suivait des soins à cause de ses blessures du 10 octobre 1988 causées par les gendarmes à Aïn El-Hammam, Dda Amar lui rendait souvent visite aussi bien chez lui à Taourit Moussa qu’à Paris. Pour les jeunes artistes, Dda Amar était une grande école et il était souvent là à les aider. Il disait à chaque occasion que la mort de Slimane Azem, de Farid Ali, de Moh Saïd Oubélaïd, d’Ahmed Wahbi et de bien d’autres artistes algériens était une grande perte pour la culture berbère et algérienne.

Et c’est après un long combat contre cette maudite maladie qu’il rejoint en cette journée printanière d’avril tous ses aînés pour reposer en paix dans son village qu’il a tant chéri aux côtés des siens. Un grand monument de la chanson kabyle s’en est allé !
 

 

O. Ghilès

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