Entretien Rabeh Sebaa, sociologUe et auteur du roman “Fahla”

“Fahla , l’audace dans la langue algérienne”

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Karim BENAMAR Publié 30 Novembre 2021 à 10:14

© D.R
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Une audace littéraire. Fondateur, le roman “Fahla” écrit en algérien est une première expérience littéraire, mais surtout une démarche linguistique originale tentée par le sociologue Rabeh Sebaa. Si le texte est une ode à la vie incarnée par Fahla, personnage central du roman, c’est également une réhabilitation de la langue algérienne “avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques”, soutient le sociologue Rabeh Sebaa. Entretien.

Liberté : Fahla est le premier roman, le vôtre, écrit en algérien. Pourquoi dans cette langue ? 

Rabeh Sebaa : Il existe des romans en arabe, en français et en kabyle. Il manquait l’algérien. Une réhabilitation littéraire en quelque sorte. La langue algérienne doit, elle aussi, donner des ailes colorées à ses mots. Pour cela, la littérature est tout indiquée. La langue algérienne doit surtout briser les suffocantes muselières du confinement. Car l’algérien est une langue d’avenir. Elle est d’une souplesse syntaxique et d’une capacité d’absorption lexicale très rares. Il suffit d’entendre la multiplicité colorée de ses sonorités. La plupart des autres langues sont prisonnières de la rigidité de leurs règles grammaticales et syntaxiques. Ce n’est pas le cas de l’algérien. L’algérien est ouvert à toutes les réceptions, à toutes les variations et à toutes les déclinaisons. Les linguistes avertis savent que dans l’algérien il existe des mots de l’époque punique, libyque, des mots arabes, turcs, espagnols, italiens, français et beaucoup de vocables puisés dans les différents idiomes amazighs, dont il est le frère jumeau. C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet de publication du premier roman en algérien comme l’un des jalons d’une littérature d’expression algérienne. Une littérature qui viendra conforter celle qui existe déjà en arabe, en français et en tamazight. Une littérature qui élargira le champ de tous les possibles et de toutes les audaces littéraires. 

Vous parlez de langue algérienne alors que tout le monde l’appelle darija…

Je refuse l’usage de la notion de “darija”, qui prétend maladroitement correspondre à l’équivalent de la notion de dialecte en français. Tous les deux charrient, présomptueusement, une forte et malodorante péjoration. La marque de mépris pour les langues non souverainisées, les langues non officialisées, les langues admises dans la cour du pouvoir. Bref, les langues minorées. Comme l’algérien. C’est cela le dessein, pour ne pas dire la mission, politico-sémantique de la notion de “darija”. L’algérien n’est pas un dialecte. L’algérien n’est pas un arabe dégradé. Je ne le répèterai jamais assez, l’algérien est une langue à part entière. L’algérien est une langue avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques. Il est, à présent, temps de se débarrasser de cette gangue d’opacité mortifère ou plus précisément mortifiante. Une gangue à la fois mystificatrice et castratrice, qui veut asexuer la langue algérienne. 

Comment expliquer que le premier roman en algérien voit le jour soixante ans après l’indépendance ? 

Ce sont la force et le poids de l’oppression politique qui ont, d’emblée et dès les premières heures de l’indépendance politique, imposé le choix de l’arabe formel orientalisé. Un arabe décharné. En recourant à une sorte de coopération ethnique avec les pays du Moyen-Orient et dont la présence durant plusieurs années dans les cycles primaire et secondaire a totalement démantelé puis perverti le système éducatif algérien. J’ai consacré un ouvrage aux dégâts causés par ce qu’on a appelé l’arabisation (Arabisation et Sciences sociales. Édition L’Harmattan Paris-Montréal, 1996) et qui continue à causer des dégâts. On a voulu sacrifier la sensibilité de l’algérien à une supposée souveraineté de l’arabe conventionnel. En Algérie, il a toujours existé une multiplicité ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. On a voulu étouffer les langues de la quotidienneté au profit d’une langue de la formalité. Jusqu’à présent la langue arabe est la langue du formel et rien d’autre. Une langue, faut-il le rappeler, qui n’est parlée dans aucun pays du monde. La vie de tous les jours, les peines, les joies, les rêves, les amours, les mouvements citoyens, comme le Hirak, se vivent en algérien et/ou dans l’éventail des langues amazighes. Le fait qu’il n’existe aucun roman écrit en algérien, depuis soixante ans, indique le poids et la force de l’interdit qui a frappé cette langue. Alors que le melhoun existe depuis des siècles. La force matérielle des instruments institutionnels, opposée à la fragilité des élans littéraires, poétiques et imaginationnels. 

Peut-on dire que Fahla se situe dans le prolongement du melhoun ?

Tout à fait. D’ailleurs chaque chapitre de Fahla se termine par un vers de melhoun. Et beaucoup d’extraits de poètes du melhoun sont cités tout au long du roman. Cette poésie est la parfaite illustration du génie de la langue algérienne, voire du nord de l’Afrique. Des qacidat d’une grande beauté ont été écrites sur l’amour, l’honneur ou la bravoure et qui n’ont pas pris une seule ride. On peut toujours les lire ou les écouter avec la même délectation. C’est le cas également du chaâbi, du hawzi, de l’aâroubi ou de la musique savante qui est el-andaloussi. L’écriture en algérien intègre toutes ces dimensions. La sensibilité des quotidiennetés, mêlée à la force de l’imaginativité. Le melhoun, qui sort des entrailles du terroir, assure la dimension esthétique à cette écriture tout en restant à la fois audible et accessible. Sans prétention rhétorique élitiste.

Pourquoi avoir intitulé ce roman Fahla ?

Fahla est le nom du personnage principal et qui est, comme on le sait, le symbole de la détermination, du courage, de l’endurance et de la résistance, mais c’est également une métaphore pour désigner le courage de tout un pays, “blad fahla”, qui ne plie pas devant une succession d’agressions et de forfaitures de toute nature. Des forfaitures qui s’acharnent à lui bander les yeux et à lui obturer tous les pores de respiration. Cette femme symbolise la force, la vigueur et la puissance du combat pour le désir de vivre. Une lutte pour le droit d’exister dans la dignité et la liberté, mais également pour une réhabilitation de la beauté.  Un combat pour le droit de cité de la beauté. La beauté de vivre, d’aimer, d’écrire et de rêver. Le droit à la joie. D’ailleurs fahla est l’anagramme de hafla qui signifie fête. Cette femme, comme toutes les autres, lutte pour que la vie soit une fête. Et pour que son pays respire la fête en non pas la désolation que veulent lui imposer les propagateurs des ténèbres. 

Un combat contre l’obscurantisme et contre la laideur. Comment se déroule-t-il dans la trame du roman ?

C’est suite à l’assassinat d’un poète par les propagateurs des ténèbres que des femmes décident de forcer la porte du cimetière pour assister à son enterrement. 
Commence alors un combat, sans répit, contre toutes les formes d’oppression déguisées en morale ou en religion. Les pulsions de vie pour toute une société prennent alors leur départ et leur détermination à partir du lieu de la mort. Fahla, en compagnie de Zahra et de Lila, mais également de trois hommes que sont Alloul, Bakhti et Hassoun, vont braver toutes les menaces que charrie la tentative forcenée d’assombrissement de la société au nom de fausses valeurs religieuses, érigées en dogmes. 
À ces valeurs mortifères, elles opposent la propagation du Beau. La beauté comme antidote de l’horreur charriant la hideur. Le combat de la beauté contre la laideur. Un combat pour une société où il est possible de vivre dignement et bellement, de penser librement, d’aimer démesurément et de rêver indéfiniment. 

Pensez-vous qu’un jour, à travers Fahla et cette littérature d’expression algérienne, les langues maternelles nationales seront introduites à l’école ?

Il est à présent admis par tous les linguistes sérieux que la langue maternelle ou native joue un rôle fondamental dans le développement de la connaissance, de l’expression et, partant, de la personnalité de l’enfant. 
Des instances internationales comme l’Unesco ou l’ONU le recommandent en se fondant sur des études scientifiques. Les langues maternelles, natives, premières ou langues de socialisation réfèrent au même objet, en l’occurrence la ou les langues apprises et parlées à la prime enfance. Ou encore celles du pays de naissance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est indubitablement réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles. 
C’est le cas notamment des enfants d’immigrés, apprenant la langue des parents et celle(s) du pays d’accueil, ou encore celles pratiquées dans le milieu familial où deux langues, voire trois, sont utilisées simultanément : algérien/français, algérien/arabe, amazigh/français ou algérien/tamazight/français/arabe pour le cas de l’Algérie. La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire n’est aucune de celles-ci. L’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel pour l’école algérienne. 
Au détriment de toutes ces langues institutionnellement minorées. Leur minorisation volontaire crée une situation de double contrainte. La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et, par conséquent, le développement de son langage. Les recherches les plus éprouvées admettent la nature biologique du langage. Son façonnage par le procès de socialisation aboutit à la formation de sonorités alliant sons et sens, qui prennent ancrage dans l’“habitus” environnant. 
C’est pour cela que la langue native est porteuse d’expressivités intrinsèques que ni l’arabe conventionnel ni le français ne peuvent exprimer. 
Les langues natives expriment et décrivent la quotienneté avec les mots des mères et des pères. Avec les mots des frères, des sœurs, des voisins et des passants. Les langues natives ont ce bonheur d’être partagées ; sans être imposées. Et c’est sans nul doute dans ce partage structurant que s’objectivent et s’illustrent la redécouverte de soi et les retrouvailles avec soi.

 

 

Entretien réalisé par :Karim Benamar

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