Entretien MYASSA MESSAOUDI, ÉCRIVAINE

“On ne mesure pas l’étendue des dégâts du code de la famille”

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Karim BENAMAR Publié 07 Mars 2022 à 23:42

© D. R.
© D. R.

Présente dans tous les secteurs d’activité, la femme algérienne s’impose aujourd’hui comme un acteur majeur dans la vie de la nation. Nonobstant, elle continue d’être victime de discriminations multiformes, sociales et institutionnelles. L’autrice Myassa Messaoudi, militante de la cause féminine, plaide pour une révolution à tous les niveaux afin de rendre à la femme la place qui lui revient de droit, égale à celle de l’homme. Et pour elle, notre disposition au changement s’opère, banalement, au quotidien. “C’est la révolution de l’intime, avec tout ce qu’elle implique de libertés.”

Liberté : Nous célébrons aujourd’hui, 8 mars, la Journée internationale des droits des femmes. Quel sens accordez-vous à cette date ? 
Myassa Messaoudi : En Algérie, le 8 Mars est l’occasion de faire le point sur les acquis de la lutte pour les droits des femmes. Or, nous constatons que malgré le Hirak et la mise en évidence d’un code de la famille qui continue d’ostraciser les femmes, rien ne bouge. Le code de la famille est en passe de devenir un deuxième Coran. Ni amendable, ni abrogeable, ni discuté. On sacralise, à travers des lois ségrégationnistes à l’égard des femmes, le prétendu statut supérieur de l’homme. On en est encore au racisme primaire et biologique. 

Le statut de la moitié de la population algérienne, la plus diplômée, est légué aux obscurantistes pour en faire leur motif de haine et d’exclusion. Le pays se voit donc amputé d’une énergie et d’un apport substantiel pour son développement et sa cohésion sociale. On ne mesure toujours pas l’étendue des dégâts générés par ce code sur les plans sociologique, politique et économique du pays. Sans parler de la piètre réputation qu’il induit au sein des nations.

Les féminicides, perpétrés de manière de plus en plus barbare et décomplexée, ne reçoivent que des réponses individuelles là où des mesures structurelles devraient être entreprises pour pallier un phénomène endémique. On pratique le cas par cas au lieu de renforcer les lois et de doter le pays de structures capables de protéger durablement les femmes. Voyez, le constat est amer et n’est point propice aux festoiements. 

Quand bien même la femme participerait activement à la vie sociale et économique du pays, son émancipation pleine et entière peine cependant à s’accomplir. Quelles en sont les raisons ? 
L’un des grands paradoxes algériens en matière de droits des femmes est qu’elles sont autorisées à accéder à n’importe quelles formations, aussi exigeantes et prestigieuses soient-elles. Elles peuvent occuper des postes au plus haut rang administratif et juridique des entreprises. Elles peuvent être ministres et même présidente de la République. Rien ne s’y oppose légalement. Mais pour contracter un mariage, il lui faut un tuteur ! Une sorte d’aval masculin qui n’est pas sans rappeler le rôle lointain que jouaient les propriétaires d’esclaves. Survivent, à l’égard des femmes, quelques reflexes dignes des temps sombres de la traite. 

Contracter souverainement un mariage, hériter équitablement d’une part d’héritage, protéger son intégrité physique grâce à la loi, disposer librement de son corps feraient des femmes des citoyennes à part entière. Des femmes libres. Or, chez nous, les femmes sont encore vues comme des êtres limités. En Algérie, les femmes sont des sous-citoyennes. Elles sont discriminées par la loi. Et donc toujours la propriété physique d’un homme : père, conjoint ou fils.

Nous sommes, à l’égard des femmes, encore à l’article du harcèlement sexuel tacitement légitimé dans l’espace public. À l’assassinat et aux agressions acquittées moralement par la société. Au dépouillement, largement consenti, en cas de divorce. Même avec des enfants. Alors, ce qu’elles apportent à la société ou à l’économie comme contribution est presque vu comme un privilège généreusement consenti par les hommes. Et elles doivent même témoigner de la gratitude parce qu’on les laisse “sortir”. Une tolérance intéressée, car si la contribution matérielle est la bienvenue, l’indépendance qui va avec demeure suspecte et contrôlée.  

D’aucuns pointent du doigt le poids de la religion et du conservatisme. Qu’en pensez-vous ?
La religion ou ce qu’il en reste en tant que foi ! On a fait de la religion ce qu’on a fait de la supposée démocratie : l’une est dépouillée de son essence, c’est-à-dire de la spiritualité ; l ’autre est vidée de toute valeur réellement émancipatrice  et  égalitaire.  Nous  sommes  face  à  un  travestissement abject de tout ce qui fait droit et civilisation. 

À l’indépendance du pays, le droit de vote, par exemple, a été automatiquement accordé aux femmes. Les femmes sont même mentionnées comme les égales de l’homme dans la Constitution. Néanmoins on a accolé un autre article et tout un code infamant qui annulent cette dernière prétention.

L’article 2 qui, en effet, dote l’État d’une religion, le place aussi sous la tutelle d’un ordre confessionnel. Uniquement musulman, cela va de soi ! Quid de l’altérité et de la liberté de conscience ? Nous sommes sous le joug d’une gouvernance hybride sans boussole. Contradictoire idéologiquement. Et dont la seule visée est le contrôle.  L’assujettissement des femmes, c’est-à-dire de la moitié de la population globale, contribue à maintenir le pays dans un totalitarisme suicidaire.

Les religieux ne disposent d’aucun programme rationnel, d’aucun change crédible pour soumettre les citoyens, alors ils s’évertuent à les transformer en croyants bornés, fondamentalistes et intolérants.  Si la moitié de la population oppresse l’autre moitié, il y a des chances que la société renonce d’elle-même à tout progrès. À toute velléité égalitaire. Et donc à la démocratie. L’ordre conservateur ne voile pas uniquement les femmes, il voile la raison, l’art et même la nature. 

Le Hirak, par sa diversité, a-t-il fait évoluer les mentalités ? 
Le Hirak a visibilisé les femmes qui luttent pour la démocratie et pour les droits des femmes. Il a permis, au reste, à des femmes de récupérer un peu de leur droit à user de l’espace commun. Autrement que comme des ombres passantes. Les hommes ont découvert que les rues qu’ils maltraitaient de leurs mégots et frustrations avaient un autre goût, une autre esthétique quand elles étaient investies par les femmes. Ils se sont mis à nettoyer les trottoirs.

À balayer, ce qu’ils ne faisaient peut-être même pas chez eux. Ils se sont mis à rêver d’un autre possible que la harga. L’espace d’une manifestation et chaque vendredi, ils s’étaient ouverts au changement. Le Hirak avait embelli tous les Algériens. À leurs yeux d’abord, et aux yeux du monde entier. Ce n’est pas rien ! Le Hirak a semé des graines que les oiseaux de malheur tentent de picorer. 

Mais, nonobstant tous les signaux négatifs, je continue de croire que quelque chose d’inaltérable a été planté dans les cœurs et les esprits. C’est cela, résister ; pas qu’aux ennemis des lumières, mais contre ses propres démons et défaillances aussi. 

Comme chaque année, les autorités multiplient les annonces de spectacles musicaux ou “déjeuners-galas” organisés à l’occasion de cette Journée. Faut-il y voir une folklorisation de cette journée ? 
En Algérie et dans beaucoup d’autres pays arabo-musulmans, ce rendez-vous ressemble de plus en plus à une célébration kitch, vidée de tout sens révolutionnaire.

Institutionnalisée, cette date est récupérée pour en faire une journée consacrée aux hommages à moindres frais. On y offre des fleurs, des friandises, et même des cadeaux. Des émoluments de domestiques pour ne surtout pas réclamer nos droits bafoués. Les femmes algériennes ne doivent pas accepter ce simulacre de reconnaissance qui vise, surtout, à atomiser leurs revendications. Le 8 Mars est une date pour réclamer notre pleine citoyenneté. 

Une manifestation pour cesser de nous minorer par un code qui nous discrimine. C’est une journée destinée à sensibiliser nos compatriotes hommes sur notre condition détériorée. Et aussi pour crier aux autorités de cesser de nous considérer comme mineures, au XXIe siècle et dans notre propre pays. Un statut de colonisées et d’indigènes dans un pays libéré ! La lutte est plus nécessaire que jamais pour recouvrer nos droits élémentaires. 

Qu’ils soient écrivains, artistes, universitaires, nombreux sont ces hommes qui luttent, chacun à sa manière, pour faire avancer la cause féminine. Comment faire converger ces “petites” luttes ? Faut-il une “révolution” ? Et quel type de “révolution” ?
La lutte pour les droits des femmes n’est pas un combat contre les hommes, mais pour l’accession à un statut humain équitable et égal aux leurs. L’infériorisation dans laquelle sont maintenues les femmes algériennes est une insulte pour tout le pays. Pour tous ceux soucieux du droit et d’un avenir respectable pour l’Algérie. Les femmes sont une partie de la solution au mal algérien. C’est, bien entendu, à elles que revient de porter ce combat, mais nous sommes tous concernés par l’égalité, hommes et femmes, si on veut devenir un pays réellement démocratique. 

Loin des tribunes, l’égalité se joue à la maison, dans l’éducation des enfants. Le respect et la disposition au changement s’opèrent, banalement, au quotidien. C’est la révolution de l’intime, avec tout ce qu’elle implique comme libertés. Et aux femmes, surtout celles impliquées politiquement, de ne pas oublier qu’elles sont juridiquement des mineures... N’est-ce pas, Madame la ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition des femmes !
 

Entretien réalisé par : KARIM BENAMAR

 

 

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