Reportage voyage au cœur D’illouLa brûlée

Les oiseaux ont quitté Igrev

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Karim BENAMAR Publié 14 Août 2021 à 09:50

© D.R
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Partout en Kabylie, le même paysage lunaire s’offre aux yeux. Vastes champs carbonisés, massifs forestiers à perte de vue ravagés, monts et vallons réduits à un tas de cendres, des milliers d’hectares d’oliveraies partis en fumée, des arbres fruitiers nus et noircis et des pierres, partout des pierres, éclatées sous l’effet des feux de forêt, les plus spectaculaires que le pays n’ait jamais connus. 

Trois jours seulement - du lundi 9 au à mercredi 11 août - auront suffi pour que les flammes, de plusieurs mètres de hauteur, dévorent littéralement une dizaine de villages d’une Kabylie, aujourd’hui, éreintée et à genoux. Les incendies déchaînés ont tout emporté sur leur passage : bétails, biens matériels, des dizaines de maisons et… des vies humaines. Les corps d’une trentaine de personnes prises au piège par les incendies ont été retrouvés inertes et carbonisés. Un désastre que nous avons constaté de visu, cette fin de semaine. Jeudi matin, au centre-ville de Tizi Ouzou, nous étions encore loin d’imaginer découvrir un tel cataclysme qui, sans doute, marquera encore pendant longtemps la Kabylie, mais aussi tout le pays. 

Quelques minutes avant de prendre la route vers les lieux sinistrés, Hamid, vendeur dans une pharmacie du centre-ville, insiste sur quelques conseils. “Prenez plusieurs bouteilles d’eau fraîche. N’oubliez surtout pas l’indispensable: trousse de premiers soins (sait-on jamais), et surtout évitez une insolation”, recommande-t-il. À 8h tapantes, la radio locale annonce des températures caniculaires pour la journée. “On s’attend à 45 degrés à l’ombre”, dit une voix dans le poste radio de l’Atos noire prête à démarrer. Tizi ouzou, habituellement prise en sandwich, à cette heure, par des files interminables de voitures “hurlantes”, est comme recroquevillée dans un silence funéraire. Nous traversons une ville quasi fantomatique. Les magasins, cafés et épiceries du coin ont, pour la plupart, baissé rideau. La capitale de la Kabylie est en deuil. Avec le chauffeur, Karim, nous passons quelques coups de fil, ici et là, pour s’assurer de l’état de la route. Nous quittons la ville et roulons vers l’Est, avant d’entamer l’ “ascension” vers les “collines brûlées”. À peine les premiers kilomètres dévalés qu’apparait, à l’horizon, un épais voile de fumée, enveloppant pratiquement tous les villages suspendus aux collines. D’habitude, visibles de Oued Aïssa, à une dizaine de kilomètres du chef-lieu de Tizi Ouzou, les communes de Larbâa Nath Irathène, de Beni Douala, de Fréha ou encore d’Azazga sont comme englouties par un ciel bas, pâle et désormais… maudit. “Je ne reconnais plus ma région depuis ce lundi (début des incendies)”, s’attriste Karim, un chauffeur originaire de Tizi ouzou. La Kabylie méconnaissable ? C’est peu dire ! 

Illoula Oumalou anéanti
Après 30 minutes de route, nous nous enfonçons dans une indescriptible atmosphère lunaire. Sur les deux cotés de la route qui mène vers la commune d’Illoula Oumalu, commune de la daïra de Bouzguène, les oliviers nus, squelettiques, en cendres témoignent de la violence des incendies des deux derniers jours. Pas un seul point de verdure n’apparaît à des kilomètres à la ronde. Des voitures et des camions carbonisés, abandonnés sans doute dans la précipitation, jonchent tristement la route, donnant aux lieux un air d’après guerre. “À croire qu’on à bombardé la région au napalm”, déplore un gérant d’un motel, rencontré sur notre chemin et dont l’établissement a échappé, in extremis, aux incendies. Il nous renseigne sur un raccourci vers Illoula Oumalu, qui contourne la ville d’Azazga. “Vous n’êtes qu’à une quinzaine de Kilomètres d’Illoula”, “Faites attention à vous. Avrid lamane (bonne route)”, nous souhaite-t-il. À mesure que nous nous dirigeons vers l’une des communes les plus touchées par les feux de forêt dans toute la région, le paysage s’assombrit de plus en plus, l’air s’alourdit, tandis que le soleil, maudit soleil, brûle l’asphalte. Il est 10h passées quand nous rencontrons enfin le premier village de la commune. Tabouda est une petite bourgade au pied d’un hameau qui porte encore les stigmates des feux de forêt. Au centre du village, une dizaine d’hommes s’affairent devant le portail d’un établissement scolaire, le CEM Amar-Khodja, transformé, dans l’urgence, en un gigantesque entrepôt qui reçoit continuellement, depuis trois jours, les dons de solidarité (eau minérale, denrées alimentaires, couvertures, matelas et des médicaments) acheminés depuis tout le pays. “C’est d’ici que s’organise toute la distribution vers les 17 villages d’Illoula Oumalou”, nous dit Djamel, un membre de la cellule de crise mise sur pied à la première alerte aux feux de forêt. L’organisation sur place est impeccable. Des jeunes se relaient toute la journée pour assurer la distribution des dons “qui arrivent des 48 wilayas du pays”, insiste Omar, un jeune bénévole, qui dit être sur le pied de guerre de jour comme de nuit. “Cela fait 3 jours que je ne suis pas rentré chez moi”, affirme-t-il fièrement. 

À Igrev, les flammes avaient le diable
Nous demandons notre chemin vers Igrev, l’un des villages les plus meurtris d’Iloula Oumalou. Après 20 minutes d’ascension, le chauffeur  éteint le moteur devant la mosquée du village. En contre-bas, un petit stade de football est dévoré par les flammes. L’odeur de la cendre est forte, alors que d’un poulailler, à une vingtaine de mètres, se dégagent des relents pestilentiels. “Des milliers de poussins ont été brûlés”, affirme le propriétaire du poulailler, un agriculteur éploré et ne sachant désormais plus à quel saint se vouer. 

“Que vais-je faire ? Je n’avais que ce poulailler”, ajoute-t-il, impuissant. Poussins, chèvres, moutons, mulets, “aucun animal n’a survécu ici”, affirme un autre villageois, accompagné de sa femme. “Tout a brûlé ici, mais que représentent les pertes matérielles devant la vie humaine ?”, se questionne l’épouse éplorée. Abasourdi, la mort dans l’âme, le petit hameau de 1 000 habitants, perché à plus de 800 mètres d’altitude, ne se remet pas encore de la mort de cinq de ses enfants. À écouter les témoignages de la population sur place, on aurait dit que le village a été propulsé dans les ténèbres. “Les flammes avaient le diable”, dit Djamel, membre du comité de village. Et le diable a frappé fort, en emportant cinq personnes, à la fleur de l’âge, pour la plupart. Barèche Boudjemâa, 24 ans, étudiant ; Haouche Abdenour, 26 ans, étudiant  Barèche Houcine, 28 ans, journalier ; Azit Hamidouche, 30 ans, universitaire ; Allache Hakim, 42 ans, salarié de l’entreprise de gestion du Tramway d’Alger, ont tous été retrouvés calcinés jusqu’aux os par les feux, lundi, en fin d’après-midi. Tout a commencé quand Djamel a été alerté par ses amis des villages voisins où les feux se sont déclarés. “On m’a informé au téléphone, lundi, vers 13h, que des feux se sont déclarés dans leurs villages. Nous avons demandé de l’aide pour venir à bout des incendies. J’ai aussitôt alerté la population d’ici  avec le microphone de la mosquée.

Il fallait sonner la mobilisation. Nous avons dépêché plusieurs de nos jeunes sur les premiers lieux des feux de forêt et avons chargé d’autres villageois de rester ici et surveiller notre village. Les feux, dans les villages voisins, ont été plus ou moins maîtrisés. C’est alors que vers 15h, on nous a appelé d’Igrev, en nous annonçant que les flammes commençaient à parcourir les champs avoisinants”, raconte-t-il, abattu et retenant difficilement ses larmes. “Très vite, poursuit-il, les feux ont cerné tout le village. Tout le monde était à l’extérieur, qui muni d’une pelle, qui d’un seau d’eau entre les mains, qui avec de larges branches d’arbre.” Djamel décrit l’horreur au milieu d’une panique générale. Même les fils électriques, de moyenne tension, ont fondu sous la chaleur. Le courant a sauté, le réseau téléphonique inopérant, Igrev est pris, à partir de ce moment, au piège. “Je n’ai jamais pensé être témoin d’une telle horreur”, lâche Chebli Younès, un autre villageois. “C’était l’apocalypse et nous pensions, un moment, que personne n’allait survivre”, ajoute-t-il, en séchant ses larmes. 

Deux jours après, ce jeudi, le village ne s’en remet pas encore de cette folle nuit apocalyptique de lundi à mardi. les plaies à Igrev sont encore vivaces. Le village a perdu cinq de ses enfants. Ils ont été pris au piège, alors qu’ils tentaient d’éteindre les feux. Dans la panique générale, alors que les flammes s’acharnaient sur le village, la population n’a pas remarqué leur absence. “C’est au moment où nous avons tenu un premier rassemblement, après que les feux se sont un peu calmés, que nous avons réalisé qu’ils manquaient à l’appel”, témoigne encore Djamel, bouleversé et en larmes. “Un des jeunes qui les a vus lutter contre les feux  nous a emmenés les chercher sur les lieux où ils luttaient contre les feux. On les a retrouvés carbonisés et méconnaissables”, dit un autre jeune du village. 

Le récit est glaçant. Insoutenable. Les cinq victimes, nous dit-on, ont été reconnues à leur dentition, à leur physionomie ou encore aux objets (bracelet) porté par l’une des victimes. Le village a brulé en silence, isolé et dans le noir. “Il nous fallait compter alors que sur nous-mêmes. Nous avons prié. Nous avons pris notre courage à deux mains et avons entamé la mobilisation”, dit un autre membre du comité du village. Après la prière collective, Igrev se mobilise. Mercredi, lorsque les flammes n’avaient plus rien à dévorer, le village organise sa sortie de l’enfer. Le comité du village recense d’abord la population, évacue les maisons les plus endommagées et organise la collecte pour venir en aide aux blessés.

Azazga sous le choc
En fin de matinée, ce jeudi, le soleil pèse de tout son poids (feu) sur la Kabylie. Un vent léger éparpille les cendres dans l’air rendu à peine respirable. Une autre image nous saisit. Pas un seul aboiement, pas un seul bêlement, braiment ou beuglement entendu à Igrev que nous quittons. Vaches, chiens errants, bœufs, mulets… tout a été décimé. La descente vers Azazga se fait en silence. Seuls les pneus crient sous la chaleur de l’asphalte, alors que tout le paysage semble comme pétrifié. Quelques automobilistes de la région, croisés sur la route, nous saluent spontanément. Accablées, et encore sous le choc, les populations sur place semblent comme guetter le moindre geste de réconfort. 

Les étrangers sont vite entourés par les villageois pressés de raconter l’horreur vécue et soulager, un tant soit peu, leur peine. Vers 14h30, nous atteignons Ath Bouada, village de la commune d’Azazga. Pas une seule âme à l’extérieur. Tout le village est confiné. Il aura fallu frapper aux portes pour espérer rencontrer les habitants de ce village et recueillir leurs témoignages. Du point le plus haut d’Ath Bouada, le spectacle tout autour est désolant. Un tas de cendres partout où se pose le regard. H. Mohousaïdi, près de la soixantaine, se souviendra encore longtemps de ce “satané” lundi 9 août. Il raconte les mêmes scènes d’horreur vécues ailleurs, dans les communes voisines. “Nous n’y pouvions absolument rien. Tout s’est passé très vite. C’était foudroyant. Les flammes, soutenues par des vents soufflant à près de 70 km/h, se déplaçaient comme des météorites en feu. À peine une heure après la première alerte, le village s’est retrouvé déjà cerné par les flammes qui arrivaient de partout”, dit-il. Ici encore, la lutte contre les feux se fera avec les moyens du bord. Rudimentaires, le plus souvent. Aucun villageois n’était préparé à ce genre de catastrophe. “Nous avons lutté contre les feux de 14h, lundi, au lendemain à 6h du matin, en vain. Tout a été brûlé. Les dégâts sont immenses”, ajoute notre interlocuteur, membre du comité du village. 
Et comme à Igrev, ici aussi, les villageois n’ont connu de répit seulement après que les feux ont tout dévoré. Un agriculteur du village perdra la vie en tentant de sauver son matériel, son unique bien. 

Ferrah Lyès, 43 ans, père de 3 enfants, a été piégé par les incendies, en tentant de “sauver son tracteur”, témoigne H. Mohousaïdi. Le défunt, bien que retrouvé encore en vie, ne survivra pas à ses brûlures. “Nous l’avons récupéré encore vivant. Nous l’avons évacué en urgence vers l’hôpital de la ville, mais malheureusement, Lyès n’a pas tenu le coup”, raconte-t-il encore. L’agriculteur laissera 3 orphelins. Un autre village, Charfa n’Bahloul, vivra également les mêmes scènes apocalyptiques, selon les témoignages recueillis auprès de ses habitants. Et encore ici, un autre jeune a été retrouvé calciné, selon deux membres de la cellule de crise mise sur pied dès lundi, à Charfa n’Bahloul. Le défunt était un jeune agriculteur. Bensaâd Ghilès, 28 ans à peine. “Que dire ? C’est une grande catastrophe qui s’est abattue sur nous. Et dans cette catastrophe, nous nous sommes retrouvés seuls”, affirme un villagois sur place. 

Tout le peuple au chevet de la Kabylie
Rouge de colère, un jeune de Charfa n’Bahloul avance vers nous. Il nous demande : “Vous êtes journalistes ?” “Andats eddoula !? (ou est l’État)”, s’écrie-t-il. “Nous ne comptons que sur nous-mêmes ici”, ajoute-t-il, avant qu’un de ses amis ne s’empresse de corriger : “Nous avons aussi beaucoup compté sur la solidarité de nos concitoyens, de tout le pays.” Et le jeune en colère d’acquiescer : “Oui. Par nous-mêmes, je veux dire les citoyens. Le peuple algérien.” 

À Tabouda, à Igrev, à Ath Bouada ou encore à Charfa n’Bahloul, nous avons, en effet, rencontré des villageois admiratifs devant l’élan de solidarité manifesté par tout un peuple. Ils sont venus de partout au chevet de la Kabylie mortifiée. Depuis lundi, les caravanes d’aides affluent des quatre coins de l’Algérie. Un élan de solidarité exceptionnel qui apporte du baume au cœur des rescapés. “Relevez-le dans votre compte rendu. Écrivez-le en gras, que tout le monde le sache”, nous ordonne presque un habitant, bénévole de Charfa n’Bahloul, assis devant un entrepôt où sont déposés des milliers de bouteilles d’eau minérale, des centaines de cartons de lait, des pâtes, des boîtes de conserve en tous genres. “Regardez par vous-mêmes et rendez compte de cet élan formidable du peuple algérien”, affirme Rachid, un bénévole qui s’empresse d’ouvrir la porte de la chambre froide du même entrepôt. “Il y a même de la viande”, dit-il. Son ami, la trentaine, affirme, ému, n’avoir “jamais vu autant de camions et de semi-remorques arriver dans nos villages”. Ces camions de gros tonnage, l’emblème national sur le “front”, nous les avons, en effet, croisés toute la journée de ce jeudi. D’Alger, de Béjaïa, de Blida, de Bouira, d’Aïn Defla, d’Oran, de Ghardaïa, de Guelma et la liste est longue, des citoyens se sont venus prêter main forte à la Kabylie. Et la Kabylie se souviendra encore longtemps de cet immense élan de solidarité spontanée de tout le peuple algérien.

 

 

De notre envoyé spécial à Iloula Oumalou : Karim Benamar  

 

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