L’Actualité Me AOUICHA BEKHTI, AVOCATE

“LA JUSTICE N'A PAS À S'INGÉRER DANS LE DÉBAT D’IDÉES”

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Mohamed MOULOUDJ Publié 08 Mai 2021 à 23:43

© D. R.
© D. R.

L’avocate  Aouicha  Bekhti  évoque dans cet entretien les deux dernières condamnations infligées à Saïd Djabelkhir et Amira Bouraoui en vertu de l’article 144 bis 2 du code pénal. Pour elle, l’article en question est en contradiction avec la  charte  universelle  des  droits  de  l’homme.  Elle  y  évoque  également  le mouvement populaire. 

Liberté :  Amira Bouraoui et Saïd Djabelkhir ont été condamnés pour atteinte “aux préceptes de l’islam”. Du point  de vue du droit, sur quelles dispositions juridiques se basent ces condamnations ? 
Me Aouicha Bekhti : Amira Bouraoui et Saïd Djabelkhir ont été condamnés en première instance en application à l'article 144 bis 2 qui prévoit une peine de 3 à 5 ans et d'une amende de 50 000 à 100 000 DA pour toute personne – l’article 144 bis 2 stipule que “quiconque offense le prophète, les envoyés de Dieu, le dogme ou les préceptes de l’islam” est passible de 3 à 5 ans de prison ou d’une amende allant de 50 000 à 100 000 DA.

Cette accusation concerne tout écrit, dessin, déclaration ou tout autre moyen à travers lequel ce qui est qualifié d’offense est exprimé. Si pour M. Djabelkhir, le parquet a requis l'application de la loi, pour le Dr Bouraoui le parquet avait requis le maximum, soit 5 ans de prison ferme et 100 000 DA d'amende.

À noter que ce n’est pas la première fois que des citoyens sont condamnés pour les mêmes motifs. Rappelez-vous le cas du journaliste d’El-Djoumhouria, Mohamed Chergui, qui a été condamné à 3 ans de prison ferme en 2015. Il y avait aussi le jeune Yacine Mebarki tout récemment.         

D’aucuns  ont  dénoncé  l’article  du  code  pénal, 144  bis,  qualifié d’“obstacle” à la libre pensée. Est-ce votre point de vue ? 
Tout à fait. L'article 144 bis 2 est en contradiction avec la charte universelle des droits de l'homme, notamment dans ses articles 12, 18 et 30, de même qu'il est en contradiction avec le pacte des droits civils et politiques, signé par l'Algérie en décembre 1968 et ratifié en septembre 1989 – les conventions internationales signées et ratifiées sont supérieures aux lois internes – et enfin c'est un article inconstitutionnel. Il contredit le principe de la liberté de conscience garantie par la Constitution.

Il est évident que la  justice  s’appuie  sur  cet  article  pour  justifier, à chaque fois, “ces restrictions” à la libre pensée. Faut-il le changer ? 
Évidemment. Pour tout ce qui est dit plus haut et pour être en conformité avec les conventions internationales, la Constitution et surtout pour un État de droit et de citoyenneté, cet article, avec d'autres lois liberticides doivent être abrogés.    

Vous avez déclaré en  substance  que  la  justice  est  inapte  à  traiter les affaires des deux prévenus, expliquant qu’elle est dépourvue de moyens pour étudier un sujet  lié  à  la  religion.  Pouvez-vous  être  un  peu  plus explicite ?   
Je considère  que  la  justice  n'a  pas  à  s'ingérer dans le débat  d'idées.  Au procès de  Saïd  Djabelkhir, c'était  vraiment  la  pensée  qu'on  jugeait.  Or, je pense qu'un magistrat n'a pas compétence  pour cela.  Nous  avons assisté à un décalage surréaliste. Un intellectuel islamologue, spécialisé et formé en la matière et un magistrat qui cherchait un motif à condamner.

C'était un triste spectacle. Je l'ai vécu  comme  une régression terrible. Pour Amira Bouraoui, c'est une citoyenne qui  s'est exprimée sur un espace privé avec des mots qui lui appartiennent. Elle ne les a imposés à personne, car il faut aller sur sa page Facebook pour les trouver. Pour elle, on a l'impression qu'en  plus  de  ses  opinions,  c'est  aussi  ses  mots   qu'on  juge  et  qu'on condamne.

Le pays vit au rythme  d’un  mouvement  de  protestation inédit depuis plus de deux ans. Néanmoins, la contestation  n’arrive  toujours pas à tracer un cap et à définir un objectif, au-delà de l’exigence du départ du système. Qu’en pensez-vous ?
Ce mouvement citoyen qui a démarré en février 2019 est l'aboutissement d'un cumul de plusieurs décennies de luttes continues même si dispersées. Il a été porteur de tous les espoirs. En tout cas, en ce qui me concerne, il a rassemblé les Algériens, inédit par son pacifisme.

Nous avons pu récupérer l'espace public. Des débats se sont engagés sur tous les espaces et dans tous les domaines, une résistance à la répression s'est organisée. Nous pouvions espérer réaliser ce à quoi nous aspirons, à savoir l'édification – ou sa reprise – d'une République réellement démocratique et sociale.

Nous n'avons pas su nous organiser pour proposer notre alternative. Je pense qu'il est encore temps pour tous ceux qui veulent  réellement  un  changement vers  la  démocratie  et  le  progrès  social  de  se  rassembler.  Demain  reste toujours à faire.

Certaines voix refusent  qu’on  évoque  certaines  questions qui, à leurs yeux, sont susceptibles de diviser le mouvement populaire. On y cite la place de la religion, à titre d’exemple. Êtes-vous de cet avis ?   
Je pense que si nous devions nous  rassembler  ce  serait  sur  la  base d'un projet de société clair. Sur la nature de l'État, sur l'égalité des droits entre les Algériens unis sur la base de la citoyenneté pleine et entière de toutes et de tous.   Sur  la  préservation  des  acquis  sociaux  et  leur  renforcement  que l'Algérienne et l'Algérien soient des  citoyens du 21e siècle.  La différence de point de vue ne divise pas. Bien au contraire elle enrichit.

Ceux qui prétendent que poser le problème de l'égalité  des droits entre les femmes et les hommes peut nous diviser – parce que c'est  de  cela, entre autres, qu'il s'agit – si parler d'un projet de société nous divise, mais il y a bien deux projets qui s’affrontent. C'est une réalité. Celui républicain, démocrate et social et celui qui dépose plainte contre la pensée et qui la condamne, comme on condamne un délit. Pour eux, tous les prétextes sont bons.

 

Entretien réalisé par : MOHAMED MOULOUDJ

 

 

 

 

 

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