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Voici comment racketter l’Amérique

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Kamel DAOUD Publié 02 Septembre 2021 à 09:17

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Par : Kamel DAOUD
Écrivain

Comment racketter un empire entier, une grande puissance et lui soutirer d’énormes sommes d’argent avant de le faire fuir de la jungle indomptée ? Comme pour un personne : par le biais lent de ses croyances et mythes fondateurs. Aller dans le sens de ses désirs, les exciter, les rendre plausibles et réalisables, puis soutenir la conviction qu’il faut une petite participation à l’effort de la réalisation. Une participation de plus en plus grande, jusqu’à ce que le désir de lucidité soit impossible à envisager, douloureux et refusé par le pourvoyeur. On sait tous que l’espoir rend fou les joueurs addicts et les entraîne dans la surenchère contre l’abîme. Le lien à l’actualité ? En Afghanistan, les langues se délient sur la faramineuse facture financière pour “civiliser” un morceau de désert parsemé de mines et d’adversités : les journalistes arrondissent à 1 000 milliards de dollars en deux décennies. Une fable astronomique, un total composé de chiffres et de l’infini, une échelle entre galaxies. De quoi se payer un continent, une conquête de Mars, une invention contre la gravité ou même la semi-immortalité..., etc.

Mais quelles ont été les croyances de l’empire occidental qui l’ont mené au compromis avec la réalité lunaire de ce pays, à la faiblesse, puis au pari affolé et enfin au déni et à la débâcle ? En voici quelques-unes : la démocratie, la possibilité d’exporter la civilisation par conteneurs, l’illusion de la puissance, l’universalisme. L’Occident voulait croire en lui-même, encore plus, en croyant pouvoir rééditer la civilisation, et donc ses croyances ailleurs, sur le rocher du moment zéro, dans un désert absolu. La civilisation ayant besoin de céder (et nourrir) à l’universalisme pour ne pas perdre foi. Et l’empire le paya. Selon des comptes rendus médiatiques, depuis une décennie et plus, des voix alertaient inutilement sur la corruption titanesque qui siphonnait l’aide “civilisatrice” en Afghanistan mais en vain. La lucidité se heurtait, d’un côté, à la vanité du prêcheur et, de l’autre, à la ruse du “partenaire”, du guide indigène, sa méfiance ou, surtout, son profond rejet de la greffe. Des analystes désignent cet effet par l’expression le “Wishful thinking” (posture consistant à prendre ses désirs pour la réalité), lu dans un autre article. L’envie de croire, d’y croire et de payer les factures de l’effet spécial mental.

En d’autres termes ? On ne pouvait pas aller si loin pour revenir les mains vides et les cercueils pleins. Mais surtout, on ne voulait pas déchiffrer le sens réel de cette corruption colossale : plus qu’une envie de richesse facile pour des clients locaux, c’est le symptôme d’un refus profond, d’un rejet du projet, d’un rire sous cape d’une mentalité presque collective. Lire le compte-rendu Les brouillards de la guerre d’Anne Nivat, la journaliste canadienne sur le “front”, permet de tirer mille conclusions : même militarisée à l’extrême, la mission civilisatrice semble encore avoir des airs naïfs d’un touriste trop idiot et trop riche. Ce qui se jouait en Afghanistan, selon certaines conclusions, n’était pas la cupidité contre la naïveté d’ailleurs, mais deux univers dont l’un était une embuscade, une stratégie d’escamotage, une patience infinie devant la corne d’abondance.   

On est tenté de croire qu’il ne s’agit même plus de corruption car celle-ci suppose de greffer le prix d’une chose qui existe. Là, il s’agit de racket pur, d’une dîme sur la présence, d’un cachet pour jouer le jeu. C’était un saignement. Et, au fond, de tous les acteurs de ce désert sanguinaire, peut-être seuls les talibans étaient “sincères” : ils voulaient le pays à leur image et non pas donner l’image d’un pays selon les désirs de l’empire.

Le pays, encore si inconnu, malgré les effets de loupe et de serre des médias, est difficile à comprendre et à extraire aux clichés, mais il illustre parfaitement le lien qui prévaut depuis des millénaires entre un empire et ses périphéries clientes ou récalcitrantes : d’un côté, la conversion d’une désir de puissance en désir de “civilisation”, de “romanisation”, de l’autre, un discours de jérémiades et de suppliques et de quémandeurs qui ont conclu que jouer aux convertis de la civilisation est plus rentable que l’effort de construire la civilisation chez soi. Une telle pratique (au-delà des bonnes volontés) est coutumière de l’histoire et des noces entre nations.

À une échelle plus réduite, loin des 1 000 milliards armés ou parachutés en Afghanistan, dans les pays du “Sud”, des pans entiers d’élites autochtones rêvent de recycler ce lien et de l’investir autour des ambassades des puissances, services culturels et autres antennes de fondations et d’ONG. Les donneurs d’ordres et financiers de l’argent occidental le savent, mais ont-ils d’autres choix pour entretenir le canal du dialogue et la fréquentabilité et l’espoir de voir les territoires de la marge se convertir à la civilisation ? Que faire d’autre, sinon payer ou guerroyer ? Un véritable engineering est même développé par des “militants pour la démocratie”, des journalistes, des experts “internationaux”, des “artistes” et des correspondants d’ONG pour vivre de cette “ceinture”, faire vivre leurs proches et descendants. On le sait tous.

Ceux qui payent et ceux qui jouent le jeu de ce versant rentier de la démocratisation. Bien sûr, il reste toujours quelque chose qui aide à croire qu’on va vers un monde meilleur, un effet qui aide à faire émerger des générations et des vocations dans les pays en difficulté, quelque chose qui percole au-delà des faux passeurs et des préleveurs sur cette aide à la civilisation, quelque chose qui donne des fruit, malgré la tendance à l’exil vers l’Occident de ceux qui ont bénéficié de son argent pour aider à recréer la “civilisation” en terres arides, et tout cela permet de garder espoir. Mais parfois, le coût est au-delà des bénéfices et les détournements prennent le dessus sur les buts. Alors, d’autres débâcles seront là à vivre et qui feront désespérer. Dix mille petites chutes de dix mille petits Kaboul ont été, et seront, vécues ça et là.

Des débâcles militaires, culturelles, économiques, de coopérations, d’aide internationales et de dopages de figurants locaux. Parce qu’on a cru trop naïvement, parce qu’on a cru que l’argent soulève des montagnes comme des manteaux légers, parce qu’on a confondu clients et convaincus, parce qu’on a fermé les yeux sur le racket au nom de l’adhésion, parce qu’on a cru aux croyances et parce qu’il le faut. C’est ainsi.

Des dialogues sanglants entre empires et barbaries, culpabilités et victimaires, histoires et héritages, fixeurs et prêcheurs, sang et sueurs, cupidité et arnaques, prêcheurs et saints. Une dialogue à moitié sourd, à moitié aveugle, mais profondément nécessaire entre la “civilisation” sous forme de projection freudienne, et la ruse ou la foi du guide indigène, les deux sous le parasol d’un projet de démocratisation naïve. Nécessaire malgré les échecs et les tarifs ? Oui. Car si le “Wishful thinking” est parfois indépassable ; son contraire, “la lucidité complète, c’est le néant”, écrivait Cioran le magnifique.   

 

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