Son quatrième roman “Errances, identités flouées” (éditions Achab) remet au goût du jour la quête permanente des sentiers identitaires, à Oran, à Alger ou en Kabylie, où les personnages racontent des bouts de vie qui, au final, reconstituent le puzzle d’un pays en souffrance. Dans cet entretien, Akli Drouaz revient sur l’écriture de son livre, la violence de la décennie noire et son rêve d’une “nation idéale en construction”.
Liberté : Dans Errances, votre quatrième publication, vous avez su marier des personnages aux destins diamètralement opposés ; ce qui en fait un roman de contrastes et de quêtes infinies. Errances serait-ce cette sculpture inerte habitée pourtant par mille et une émotions, voire mille et une cicatrices ?
Akli Drouaz : Si bien dit, en effet, un monde de contrastes et pas qu’imaginaire. Quant à la sculpture que vous évoquez si justement, elle serait plutôt en état d’inertie, état circonstancié, donc forcément en mouvement. Dans ce cas précis, les émotions sont souvent expression de cicatrices récentes ou anciennes d’ailleurs.
Un navire émotif quelque peu déboussolé mais qui ne sombre pas. Je suis de la génération de la guerre ou plutôt de l’indépendance, et la jonction fut pour le moins compliquée ; je n’aimerais pas m’étaler sur les affres de la guerre et de l’indépendance, tout y est consigné, les personnages en parlent mieux que moi.
Dans Errances, vous avez tenté de remonter à la source du mal qui a plongé le pays dans le désarroi et la violence pendant plusieurs années. Cette violence cohabitait difficilement avec les rêveries d’un pays déchiré. Ce pays serait-il un jour la terre promise à chacun de nos concitoyens, parfaitement représentés par vos personnages d’ailleurs ?
Je commence par la fin ; oui, je crois fermement au rêve d’une nation idéale en construction ou plutôt en réfection, puisque cet idéal a déjà été façonné par des siècles de taille. Mais quel immense édifice s’est construit sans déchirement et sans violence ? J’ai en mémoire une phrase entendue quelque part : “J’aime mon pays, mais je n’aime pas l’état dans lequel il se trouve.”
C’est donc légitimement que la question du devenir et de l’avenir reste posée et à chaque citoyen de ce pays. Je pense aussi à ce vieil adage paysan – rien ne sert d’espérer pour entreprendre –, s’il fallait avoir la certitude du ciel ou autres prévisions, le paysan ne cultiverait jamais son champ. D’où la nécessité de résister et d’y croire, je finis en me référant à Kant et à sa “roue de l’Histoire”. Malgré les apparences d’un patinage maladroit, je crois que nous ne reculons pas, mais nous avançons.
Dans vos romans, et plus particulièrement dans Errances, vous mariez parfaitement le territoire à l’homme, comme lorsqu’on sculpte une image par ses propres terres. Quelle est la part de l’imaginaire dans vos romans ? Celui-ci bute-t-il sur la force de l’image, du souvenir et du rêve ?
Je suis Algérien, je suis né en Kabylie, mais mon terrain de jeu et d’expérimentation est ce vaste terrain qu’est notre pays. Alors forcément l’homme, l’imaginaire, moi et mes personnages ne pourrions exister en dehors de cette matrice. Je n’ai pas de problème d’identité et cela aide à vivre avec ses semblables. Beaucoup en ont, j’en conviens, mais les crises identitaires, aussi graves puissent-elles paraître, l’histoire finit par les corriger.
D’où vous est venue l’envie de resusciter les démons des années de braise ? Est-ce un bouillonnement créatif ou bien une velléité de domination d’un surmoi tourmenté ?
Les années de braise font partie de notre histoire commune ; à défaut de les domestiquer, de les apprivoiser, nous devons les habiter pour échapper à leurs incisifs rêves de destruction. Nous devons affronter nos démons. Aussi bien la guerre d’indépendance que les conflits de 1963 et toutes les tragédies terribles (1988, 2001), le conflit des années 1990, nous collent à la peau.
Le travail de deuil n’est pas accompli et l’histoire reste balbutiante. Nous devons affronter nos démons, nous devons discuter et confier nos douleurs à la justice et à l’Histoire, nous y sommes condamnés.
La Kabylie demeure omniprésente dans vos romans. En témoigne Errances, qui vient remettre au goût du jour les fantasmes et les rêves d’une région en perpétuel mouvement. Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur cette terre qu’on désigne, depuis des lustres, “comme centre de troubles et de mutineries, voire de trahison” ?
En effet, la Kabylie est en partie la coulisse ou plutôt la chute de mon roman, mais peut-on exister sans ce socle ? Je suis Kabyle, j’y habite, mais m’habitent d’autres mondes. L’Algérie dans son immensité reste mon rêve d’attachement à une Histoire.
Longtemps, je me crus heureux dans les grandes métropoles du monde, rassuré par le bitume et les gratte-ciels, en retrouvant mon terroir, je découvre aussi une forme de désarroi, me suis-je trompé ? Je n’en sais trop rien. Quant aux ragots de l’Histoire cuisant du feu de la traîtrise à propos de la Kabylie, j’opposerai la conviction de la majorité de sa population viscéralement attachée aux rochers et aux entrailles de cette terre. Répondre à l’opprobre par le désespoir n’est pas de ma culture. La pédagogie et la fraternité doivent être notre seul credo. Je pense et espère y contribuer par la fulgurance des personnages de mon roman.
Je suis profondément et parfois même un peu trop Kabyle, mais peut-on être trop soi-même ? Mais par-dessus tout, je suis et reste un frère algérien, le frère de chaque compatriote. À un ami qui me reprochait, avec une pointe d’humour, de parler arabe (dardja), j’ai rétorqué : “Je parlerai la langue de chaque homme ou femme qui me tendra la main de la fraternité.”
Cela peut prêter à confusion, mais qu’on ne s’y méprenne pas, la haine ne grandit jamais celui qui en est porteur. En luttant pour préserver la liberté de l’autre, c’est la nôtre que nous défendons. La mauvaise gouvernance sème la zizanie entre concitoyens et brise le lien social, mais elle ne peut et ne doit venir à bout de notre fraternité.
Souvent je m’accroche avec mes amis tenants d’un combat identitaire que je comprends, mais que je ne cautionne que prudemment. Je suis adepte de la diversité, j’aime les diversités et je fuis l’uniformité. On peut être un et multiple à la fois, je ne fixe aucune limite à ma relation avec l’autre ; tant que le dialogue est possible, et je crois qu’il l’est souvent, je pesisterai à tendre la main. Je déteste toutes les discriminations, aucune ne peut être l’exception.
Propos recueillis par : Ali TITOIUCHE