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Être Algérien est un métier en soi

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Rédaction Nationale Publié 14 Janvier 2021 à 09:12

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Par: Kamel Daoud
        Écrivain

“C’est un dur métier que d’être Algérien.” L’homme le conclut, en un murmure, presque pour lui-même pour que le propos ait l’air noble d’un secret révélé. C’est un vaste bureau où le chroniqueur a une discussion sans but avec un entrepreneur. “Entreprendre” est un acte musculaire en Algérie. Il est mené avec le muscle, l’argent, l’idée ou la volonté contre le poids statique de la nation, la posture glorieuse des morts indépassable. Tout ici, chez nous, aime l’immobilité, l’ancien, l’ancêtre, le vieux, le consacré, le trépassé. Tout, ou presque, participe à accentuer l’immobilisation et l’immobilité.

Le Régime en a fait un slogan insonore : si rien ne bouge, c’est que tout va bien et un bon Algérien est un Algérien cloué à son sol. Et le corps en a fait sa conception de la sécurité et du bonheur : ne pas bouger, c’est survivre, ne pas apparaître, ne pas attirer l’attention, l’œil mauvais ou les vérifications fiscales approfondies. L’immobilité est le rêve philosophique de la nation, sa théorie millénaire de la sécurité contre le temps et les envahisseurs.

On mesure alors véritablement la dimension cosmique de la phrase d’entame : “Le dur métier d’être Algérien.” Elle confesse une conclusion nationale majeure. “C’est vrai, je te jure”, me répéta mon interlocuteur épuisé par les démarches, la corruption parasite, les menaces, la ruse et les stratégies de survie. “Il faut survivre à sa famille, aux administrations, aux demandes d’autorisation, aux échecs et à la haine de soi, au mauvais œil et à la bureaucratie, mais aussi au fatalisme, au parti unique, aux politiques et au policier de la circulation, aux guichets et colorants alimentaires. Arrivé à l’âge de 77 ans, un Algérien devrait se faire décerner une médaille du mérite, un salut unanime de la descendance pour avoir pu vivre si longtemps ici. C’est un métier. Un vrai”. J’en ai ri. 

Les martyrs adorent les blagues entre eux et la boutade est à moitié comique. L’autre moitié est une réalité nationale. Elle l’est d’autant quand c’est un homme d’affaires algérien qui l’annonce. D’abord, le métier d’homme d’affaires est mal vu. Par le peuple (concept imaginaire, mais délicieusement culpabilisant pour les élites gauchisantes algériennes, nées du volontariat agraire et de la décolonisation perpétuelle), le Régime (qui y voit des volontés de se rendre indépendant de la rente pétrolière ou un club de parasites qui ne “payent” pas suffisamment leurs droits aux marchés), l’opinion (les hommes d’affaires sont les hommes de certaines affaires, tous voleurs).

Alors, rien ne révèle le dur métier d’être Algérien que de vouloir y entreprendre quelque chose et aller à contre-sens de l’immobilité comme éternité et l’immobilisation comme nation. C’est dans cette volonté suicidaire de fabriquer un outil au lieu de l’importer, ou réussir une usine, que se révèlent au mieux la nature du pays, sa vocation et son but, et ce qui le sépare de la vie heureuse d’une nation forte et riche.  Entreprendre est un verbe qui se mène avec tout le corps et qui épuise la nationalité dans la mort ou l’exil.  

J’écoute et je garde le silence. Écouter un homme d’affaires se plaindre est aussi vieux que d’écouter un militant pour la “démocratie” accuser, dans la routine paresseuse, le Régime de tous les maux de l’humanité. Sauf que pour l’homme d’affaires, c’est plus coûteux que des idées. Mais je ne cherche pas à savoir si mon interlocuteur a raison ou a tort. Ce qui me retient, c’est la conclusion osée sur la pénibilité de cette nationalité.

Être Algérien c’est un métier d’usure, de colère (avez-vous remarqué que nous, Algériens, sommes tout le temps en colère et que c’est épuisant en fin de journée ?), de rancune envers les siens et soi-même, de radicalité et de guerre perpétuelle, de hurlement et de récrimination. Un métier qui libère, mais ne rend pas heureux, qui vous offre un pays, mais sans fenêtre, un métier de dignité, mais sans le sou, un emploi du temps, mais du temps mort, une maîtrise de la guette avec une débandade dans la paix.

C’est un métier de comparaisons éternelles avec les voisins, de supériorité creuse, de fidélité et procès en trahison. On se repose de ce métier, quand on a les moyens, en dormant, en voyageant en Suède, en se moquant des autres, en installant des barreaudages aux fenêtres, ou en attaquant les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Mauritaniens, les Français, les chrétiens. C’est un métier qui a besoin d’un ennemi et d’une mémoire et qui exténue, car après avoir survécu à la colonisation, on doit survivre aux siens qui sont partout et immortels.

Dehors, par les fenêtres du bureau, un ciel bleu et neuf se perpétue. On peut le posséder si on arrive à s’allonger sur le sol et ne penser à rien. Le contraste est souligné entre le bonheur de vivre et cette discussion. L’homme d’affaires semble accablé pas le poids mort de la nation. On garde tous les deux chacun son silence. Et pour un instant, nous devînmes, les deux à la fois, Norvégiens. De la neige tomba dans un pays ignoré.

 

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