Chroniques

Rachid Boudjedra : fiction, mémoire, engagement

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Benaouda LEBDAI Publié 13 Janvier 2022 à 08:55

DE : Benaouda Lebdaï
Professeur des universités 

Rachid Boudjedra est le romancier algérien qui a fait l’objet d’un de mes ouvrages, publié à l’OPU et qui est une étude comparative avec le Kenyan Ngugi Wa Thiong’O. Ma connaissance de l’œuvre de Rachid Boudjedra me permet d’affirmer qu’il mérite de recevoir le prix Nobel de littérature. Son œuvre littéraire est ancrée dans une culture solide ; elle est riche et originale, en termes de création littéraire. Ses écrits sont composés de vingt et un romans, des poèmes, des pièces de théâtre, des essais, des ouvrages sur l’art, des ouvrages politiques et des scénarios. La diversité de ses expressions artistiques, ses positions idéologiques font de lui un écrivain d’une densité impressionnante. Son besoin vital est d’être un observateur et un acteur de son temps, aux niveaux sociétal, politique et psychologique. Antonio Gramsci a défini les intellectuels actifs de “chantres permanents” et d’“intellectuels organiques”. Rachid Boudjedra en fait partie, car il possède un grand sens du partage, avec un engagement idéologique sans faille. Son écriture témoigne d’un caractère subversif où la mémoire, l’histoire, la création de mythes fondateurs font partie d’une œuvre fondamentalement littéraire, sacrément imaginative, provocatrice, dérangeante, poétique aussi.

La subversion littéraire et politique commence dès la publication de son premier roman, La Répudiation, en 1968. Rachid Boudjedra est entré en littérature “avec fracas et par effraction” en installant son récit dans l’Algérie de la postindépendance. Il fut le premier à rompre avec le discours littéraire de la période coloniale, revendiquant la rupture avec les aînés comme Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri. Cette rupture implique les périodes marquantes de l’histoire de l’Algérie après 1962 : les années socialistes avec les fermes autogérées, les années de corruption où régnait une administration toute-puissante, la décennie noire, les années 2000 à ce jour, car Rachid Boudjedra continue d’écrire. Dès ses premiers textes il s’est attaqué de manière frontale à la nouvelle bourgeoisie compradore, dénonçant les déviations de la jeune République, ainsi que les travers de la société traditionnelle. Ses romans mettent en scène des relations humaines complexes, des situations sociétales complexes, abordant sans tabou tous les sujets. Ses créations littéraires collent à une Algérie moderne et ancestrale. Sa subversion littéraire s’exprime grâce à une forme d’écriture en cercle qui tourne et tourbillonne, avec des phrases proustiennes, au rythme rapide, haletant, parfois saccadé. Ses phrases s’arrêtent abruptement, puis repartent avec fulgurance, dans un style haché qui roule en cascade, ressassant les faits personnels des personnages, les événements de l’intrigue, les faits historiques. La force de son style fait le récit, prend de l’ampleur et de l’épaisseur au fur et à mesure que l’intrigue évolue. Le lecteur est toujours embarqué dans un imaginaire riche, délirant, caractérisé par un réalisme magique, à la manière de Gabriel Garcia Marquès, car les mythes anciens et modernes se mêlent et s’entremêlent. Il a su rompre avec la linéarité typique des récits traditionnels, s’engageant dans une écriture post-moderne, à l’instar de William Faulkner et de Marcel Proust. Rachid Boudjedra exploite avec brio l’art de raconter des histoires en déstructurant le texte avec une maîtrise de la langue française sans pareille, avec brio. L’ancrage de tous ses récits est incontestablement l’Algérie avec des personnages algériens en Algérie ou en France. Il est innovant dans la manière avec laquelle il manie la “matrice de l’Histoire”, la mémoire du pays, son Histoire millénaire de manière charnelle, obsessionnelle, puisant au plus profond de lui-même. Le poids de la mémoire historique est indéniablement présent, au détour de la vie de ses personnages.

L’originalité de l’œuvre boudjedréenne repose sur les liens entre les multiples périodes historiques qui se tissent subrepticement. Les références au passé sont présentes de façon subtile, non pas pour le glorifier, mais pour rappeler que le hasard n’existe pas, démontrant ainsi que la mémoire du romancier n’est pas celle officielle. Il convoque le “devoir de mémoire à l’encontre de certains usages rusés des stratégies de l’oubli”. Il s’approprie ce devoir de mémoire pour remettre en selle l’histoire occultée. Le passé s’imbrique dans le présent comme dans Le Démantèlement où l’histoire coloniale hante le narrateur qui lui octroie une place significative pour donner du sens au présent postcolonial. La technique narrative utilisée s’appuie sur une allusion, un terme ou l’évocation d’un nom. Le dialogue entre les générations installe les allers-retours dans le temps, et l’implicite y joue un rôle significatif et puissant. Par exemple, dans ce roman, les personnages de Selma et de Tahar El-Ghomri se parlent et s’interpellent sur le passé et le devenir de l’Algérie.

Par ailleurs, le passé rattrape le présent au détour d’une lettre dans laquelle Sarah raconte l’histoire de Béa, l’épouse de Fernand Yveton, communiste pied-noir qui fut décapité par la France pour trahison. Les horreurs de la guerre d’Algérie reviennent pour dire la souffrance des communistes français qui ont défendu les Algériens. La technique du “flux de conscience” permet ce mélange et ce brassage des temps et des époques. Mêlé au présent, le passé y joue un rôle subversif, comme dans Les Funérailles où les assassinats, les massacres commis par les islamistes dans les années 1990 sont dénoncés. Dans La Vie à l’endroit, au détour d’une pensée, l’histoire des islamistes est présentée comme peu glorieuse, car depuis des siècles ces derniers ont toujours tenté d’imposer leur loi en assassinant l’intelligence.

La force du romancier réside dans une écriture qui dévoile une mémoire enfouie, celle d’une logique spirituelle et stratégique des extrémistes, celle de la secte shiite ismaélienne (1090-1097), des “hashashins”, fumeurs de drogue. Par ailleurs, il emprunte à la réalité le personnage de Yamaha de Belcourt, assassiné par les islamistes. Il en fait un mythe moderne libérateur, celui de la résistance et du refus de la barbarie. Ses romans dérangent car ils sont sans concession, écrits dans un style qui brouille les données du réel en restant fidèle à sa vision idéologique du partage. La subversion par le verbe n’est pas un vain mot lorsqu’on évoque son œuvre. C’est un intellectuel incontournable qui investit l’Histoire mouvementée d’un pays à la recherche du bonheur. Rachid Boudjedra possède l’art de créer des mythes constructeurs en bousculant les traditions, sans concession : évoquant sans retenue le corps, la sensualité, le désir, l’innommable, le grotesque, le magique, les frustrations, l’amour et la solidarité dans une grande modernité stylistique. Pour notre immense romancier, “écrire n’est pas un acte inutile, ni gratuit”. 

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