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LE HIRAK, ENTRE RÉCESSION ET RÉSISTANCE

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Rédaction Nationale Publié 15 Février 2021 à 23:49

Par : ADEL ABDERREZAK
ENSEIGNANT UNIVERSITAIRE, EX-SYNDICALISTE ET MEMBRE DE LA COORDINATION  NATIONALE  DES  UNIVERSITAIRES  POUR  LE CHANGEMENT (CNUAC).

“ Le  Hirak  restera  une  permanence  politique  aussi  bien  chez   les gouvernants  que  dans  la  société.  Il  continuera  à  impacter  les décisions  politiques  et  les  scénarios  prospectifs.  Plus  il  sera marginalisé par les décideurs, plus le divorce avec une bonne partie de la population et de l’intelligentsia sera consommé.” 

Le Hirak du 22 février 2019 continue d’impacter la vie politique algérienne si médiocre. Il reste le marqueur de l’action politique du pouvoir (décideurs, présidence et gouvernement). La stratégie agressive de “Gaïd Salah”, qui alimentait la rage et la mobilisation des hirakistes, a laissé place à une démarche politique plus normalisée, mais accompagnée d’une répression tous azimuts. La Covid aidant, le pouvoir autiste face à la demande politique et sociale de la société a amplifié son encadrement répressif du Hirak en ciblant particulièrement les activistes des réseaux sociaux et les jeunes icônes du Hirak venant de milieux et de quartiers populaires, à l’exemple de Tadjadit, de Laâlami ou de Dalila Touat.

La torture revient gravement avec les sévices subis par le courageux Walid Nekkiche et d’autres détenus d’opinion certainement. Les élites, moins ciblées, sont tout autant sous pression des arrestations et des jugements qui traînent des mois durant, entretenant ainsi plus l’anxiété que la peur dans les milieux hirakistes. Quand le Hirak a été mis entre parenthèses par les marcheurs pour raison de crise sanitaire en mars 2020, les décideurs ont vite mis en place un plan d’action pour casser les ressorts du Hirak.
Mais personne dans les milieux activistes du Hirak ne s’attendait à une longue hibernation de ce mouvement populaire.

L’absence  d’organisation,  de  leaderschip,  de  porte-parole  et  même  de direction n’a pas aidé à une résistance organisée, à un entretien coordonné de la  flamme  du  Hirak, ni  même  à  une  feuille  de  route  validée  par la substance populaire du Hirak. Les tentatives élitistes n’ont pas accroché. Il est évident que toute cette période de gel du Hirak s’est accompagnée de doutes, d’incertitudes, d’interrogations, mais  aussi  de  dépolitisation  de  cette conscience citoyenne que le Hirak a mise en ébullition. Le recul du Hirak est réel.

Plus qu’un reflux, il est traversé par des paradigmes qui désarçonnent un peu ce côté consensuel, fraternel et très émotionnel du Hirak. Les appareils d’État, ayant une vision bien singulière et surtout répressive de la gestion sécuritaire, travaillent pour “récupérer” des détenus, phagocyter les collectifs courageux des avocats et entretenir l’attraction rentière pour services rendus. C’est tout le sens qu’on  peut  donner  à “Djazaïr Djadida”.  Sur  fond  de  Covid  et de répression, la “subversion” du Hirak a été partiellement neutralisée, mais son côté contre-pouvoir reste la hantise des généraux.

Le cap économique néolibéral remet au premier plan la question sociale
Les politiques  publiques, tout  en  maintenant  le  cap  néolibéral, tentent de colmater les brèches de la précarité et de la paupérisation, aggravées par les confinements dus à la Covid, avec un populisme désuet et surtout un degré d’incompétence jamais atteint, reconnu d’ailleurs à petits mots par Tebboune. Malgré les  déclarations  répétées  d’une  écoute  forte  de  la  société  et la priorisation des projets de développement, la Présidence et l’Exécutif sont restés  dans  l’improvisation, dans  l’absence  de  visibilité  et  dans  une déconnexion quasi totale avec la société.

Les  entrepreneurs  n’y  croient  plus  et  des  milliers  d’entreprises  et  de commerces à forte employabilité comme le BTP ou les ateliers de production sont en liquidation. Les travailleurs s’inquiètent de leurs emplois et revenus et subissent la “flexibilité du travail” telle que prônée par le FMI, avec son lot de chômage technique et d’atteinte aux droits syndicaux. Ils l’expriment par des grèves et des luttes exemplaires.

L’informel, secteur non intégré dans la comptabilité économique  nationale et réceptacle du chômage déguisé, se reprend péniblement après plusieurs mois d’effacement de la vie économique avec tous les dégâts sociaux que l’on peut imaginer.

En réalité, seules les entreprises multinationales et le privé bien connecté à la mondialisation néolibérale ont continué à fructifier  leurs  chiffres  d’affaires et leurs profits grâce à la facture des importations encore lourde financièrement pour l’État et pour la Banque centrale pour le volet devises  et aux avantages fiscaux et douaniers toujours flexibles pour les puissants.

Il faut dire qu’avec ce  mode  de  gouvernance  d’aujourd’hui, le tout  État  est toujours là, dans sa version la plus bureaucratique et autoritaire, doublé d’État impuissant, incapable de contenir les forces  centrifuges  qui  privatisent  les finances publiques ou celles qui expatrient leurs richesses accumulées dans un climat du tout-marché. Notre ministre  esseulé  de la  Prospective a bien insisté sur le cap de la marchandisation totale de l’économie pour espérer une vie meilleure aux Algériens.

Notre  brave  scientifique,  respecté  et  respectable  dans  son  parcours académique, veut noircir la matrice économique par les flux libéralisés  de la mondialisation, oubliant l’effet assombrissant sur la population algérienne. Le Hirak a bien vu qu’un État qui ne se  met  pas  en  phase  avec  les  besoins sociaux ne peut qu’être éradiqué par la souveraineté populaire. La récession économique est là, l’impuissance d’un pouvoir autoritaire est là et les ingrédients d’un retour du Hirak sont plus que jamais là.

Le Hirak, seul marqueur politique d’un champ dépolitisé
Depuis  le  22  février  2019, nos  gouvernants  se  sont  empêtrés  dans la délégitimation. De l’élection présidentielle forcée du 12 décembre 2019 à la Constitution “votée” par une abstention hyper-majoritaire de l’électorat, les décideurs  ont  du  mal  à  convaincre. 

Leurs  scénarios  sécuritaires  ont paradoxalement renforcé la légitimité du Hirak et surtout l’idée que seul un Hirak radical et révolutionnaire peut détrôner un système si bloquant, si fermé à la démocratisation de l’État et de la société, et si apeuré par les pulsions d’une jeunesse qui fait du Hirak sa seule porte de sortie.

Ce  n’est  pas  de  la  majorité  de  la  population  dont  le  pouvoir  a peur, il appréhende surtout une jeunesse activiste et politisée convergeant avec une intelligentsia critique et pleinement engagée dans la transformation politique et sociale auxquelles se mêlerait une force ouvrière en colère, mais encore très atomisée.

Le  religieux,  les  ingrédients  islamistes  classiquement  manipulés,  le patriotisme “anti-étranger”, des gages populistes alimentés par la rente ou tout simplement la répression sourde peuvent neutraliser une bonne partie de la population, y compris au sein du Hirak. Néanmoins, la “subversion” du Hirak reste  fondamentalement,  à  travers  ses  marches,  la  radicalité  de  ses revendications et sa  répulsion  quasi  subjective  du  système, un élément premier de reconfiguration des rapports de force entre le pouvoir d’État et la société. Voilà pourquoi, il continuera à être l’ombre de toutes les décisions politiques.

Deux ans après, quelle prospective pour le Hirak ?
L’an 2 du Hirak nous interpelle aujourd’hui. Pouvons-nous espérer une sortie de  crise  politique  de  notre  pays  pour  nous  concentrer  sur  les  choix de développement et les attentes sociales  d’une  population  désabusée ? Une année après l’avènement de la Covid et la mise entre parenthèses du Hirak, nos décideurs ont eu toute latitude  pour faire les  ruptures  attendues par la société et le peuple marcheur du Hirak.

Se libérer d’abord des symboles du pouvoir par la dissolution du Parlement et du Sénat, par la réappropriation  du  sigle  FLN  privatisé  par une  classe  de prédateurs et par le départ d’un  personnel  politique  organiquement  lié à la îssaba et  tous  ses  réseaux.  Libérer  les détenus  et  les  innocenter définitivement avec enquêtes et procédures disciplinaires contre ceux qui ont été responsables de graves dépassements, dont la torture.

Ses premières mesures auraient permis une dynamique  de  transition  où le Hirak aurait fourni ses ressources représentatives et son intelligibilité politique pour  créer  un  premier  socle  de  changements  structurels, un  socle dont l’espace institutionnel pourrait être  un  processus  constituant  codifiant la souveraineté populaire dans le champ des décisions politiques. Ce n’était pas une utopie, mais une réalité constructible où les décideurs y auraient retrouvé crédit politique  et  patriotisme, et  où  la  population y  aurait  entamé  son apprentissage et son inventivité sur des nouvelles formes du politique. 

Le champ des possibilités était illimité car le Hirak tenait à son pacifisme et à l’évitement des confrontations frontales. Ce processus aurait pu vite déboucher sur les vrais défis qui se posent aujourd’hui à la société algérienne, la question de nouveaux choix économiques de développement et la confection d’une hiérarchie des besoins sociaux au regard de la pénurie des ressources financières. Ce défi n’est pas impossible aussi, car la mise au travail de la jeunesse scolarisée et des actifs précarisés dans leur vécu social est une fatalité.

Elle ne trouvera pas son compte dans une extraversion continue de nos finances  et  de  notre  économie, mais  pourra  s’enclencher  avec une introversion, au moins partielle, de nos ressources et de nos investissements dans le sens d’un marché intérieur régulé par des besoins  sociaux politiquement et démocratiquement identifiés. La médiation démocratique étant le vecteur premier dans les choix économiques et de société.

Les  frémissements  du  Hirak,  à  travers  des  marches  et  des  petits regroupements  par-ci, par-là,  plutôt  à  la  périphérie  (Kherrata, Beni Ouarthilane, Akbou…) qu’au centre (Alger et les grandes villes), permettent d’espérer une résurgence du Hirak. Les appels au retour des marches le 22 février 2021 sur les réseaux sociaux et ce besoin émotionnel très fort de se retrouver dans un Hirak fraternel sont des facteurs motivants d’un retour du Hirak.

Cela nourrit la  flamme  mais  ne  produit  pas  le  détonateur.  Une  part  de courage, la nécessité d’exorciser la peur et ce sentiment politique formulé de façon très radicale que ce système de pouvoir et sa boîte à outils (gestion sécuritaire, torture, répression, prédation, inégalités, acculturation par les médias…) doivent partir (Yetnahaw ga3), voilà les éléments d’un Hirak-2 en gestation dans les esprits et qui peut se matérialiser le 22 ou plus tard. 

Les élections législatives et locales peuvent parasiter gravement cet horizon de lutte car les retournements seront nombreux dans le champ politique et social, et les passerelles de Tebboune seront facilement empruntées par ceux qui joueront la carte du patriotisme, de l’entrisme institutionnel ou de la transition générationnelle dans le politique.

Le Hirak restera une permanence politique aussi bien  chez les gouvernants que dans la société.  Il  continuera à  impacter les décisions politiques et les scénarios  prospectifs. Plus  il  sera marginalisé  par  les  décideurs,  plus le divorce avec une bonne partie de  la  population  et  de  l’intelligentsia  sera consommé, plus  l’action  politique  et  citoyenne empruntera fatalement des voies de désobéissance civile, émeutières  ou de désespérances qui seront coûteuses pour une nation déjà très abîmée et une génération algérienne dont on n’a pas le droit d’enterrer l’avenir. 

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