L’Actualité ARCATURES SOCIOLOGIQUES

Ce délire de lire

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Rabeh SEBAA Publié 05 Novembre 2021 à 20:33

© D. R.
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CHRONIQUE De : RABEH SEBAA

“Le paradis ne saurait être autre chose qu’une immense bibliothèque.” Gaston Bachelard

On parle bien de lectures du réel. Lecture dans les pensées. Lecture des ressentis. Lire la douleur. Lire les attentes. Lire l’avenir. Lire les espoirs… Comme on parle, à présent, de lecture de messages, de lecture sur écran. Ou encore de lecture de captures d’écran.

Un salon du livre indépendant. La formule est séduisante. Un salon du livre qui se tient dans une galerie d’art. L’idée est à la fois audacieuse et attrayante. Mais l’audace se fracasse, souvent, sur les parois rigides de l’immobilisme. Et, comme une hirondelle ne fait pas le printemps, un salon du livre dans une galerie d’art ne fait pas le lectorat. 
Ni le peuple des lecteurs. Encore moins l’engouement pour la lecture. Car lecture, lecteurs et lectorat sont des constructions éminemment sociales. Des constructions sociales indissociables. Comme l’étaient le livre et la bibliothèque à l’origine. Durant des générations entières. Mais, depuis quelques décennies, leur séparation est de plus en plus inéluctable. De plus en plus patente. De plus en plus flagrante. Il y a seulement quelques années, la notion de bibliothèque virtuelle n’était pas encore née. Une bibliothèque ne pouvait donc se concevoir que comme une luxuriante forêt de rayonnages, bien réels. Avec des ouvrages bien tangibles, bien concrets, bien palpables, bien touchables, bien humables, bien écornables. Des plaisirs tactiles et visuels en voie d’extinction. Car depuis que la notion de bibliothèque existe, un couple y a toujours trôné en maître : le livre et la lecture. Un salon du livre permanent. Avec un lectorat permanent. Et des lectures multiples et différenciées. Mais, au rythme galopant de la déferlante numérique, ce couple semble, indubitablement, voué au divorce.  Au point qu’un enfant de l’ère numérique soit acculé, un jour, à s’écrier : Maman, c’est quoi un livre ?
Alors qu’est-ce qu’un livre ? Une question que posait déjà Emmanuel Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, le définissant comme à la fois un objet produit par un travail de manufacture, mais également comme une œuvre de la pensée. Un produit mêlant le matériel et l’intellectuel. Rapport désormais compromis par le passage de la version papier à la version électronique. Un passage qui redéfinit cette relation complexe entre le matériel et l’intellectuel. Le développement vertigineux de l’univers électronique a déjà fortement bouleversé cette relation. Et, par là même, la nature du rapport du lecteur à la textualité. Un bouleversement qui a déjà une histoire. Car le livre est passé par trois grandes étapes. 
D’abord le volume sur papyrus ou biblios, que l’on déroule au fil de la lecture et qui imposait une lecture linéaire. Ensuite celui du codex réalisé sur parchemin. Et enfin le régime de la tabularité, où le contenu du livre ne sera plus désigné sous le terme générique de scripta, mais sous celui de texte. 
Le texte qui est la métaphore du tissage. Cette métaphore de tissage est très signifiante, car elle n’est pas sans rappeler le tissage de la toile. L’araignée tisse bien sa toile. Internet l’a déjà, méticuleusement et insidieusement, tissée autour de la planète. Avec les bienfaits et les méfaits qu’on connaît. Le régime tabulaire qui est en train de céder, progressivement, la place à l’hypertabularité avait, avant même l’existence ou la généralisation d’Internet, exercé une certaine fascination sur la réflexion philosophique. Nombre de philosophes ont travaillé sur plusieurs textes en simultané. Cela a été le cas notamment de Derrida, de Barthes, de Deleuze ou de Foucault, entre autres. Dans Le Plaisir du texte, Roland Barthes évoque ce désir éclaté. Cette fièvre du lire. Ce qui ne sera pas sans incidence sur la question de la réception à laquelle ces philosophes majeurs ont, d’ailleurs, tous consacré une partie confortable de leurs travaux. La forme textuelle sous laquelle ces travaux apparaissent n’est pas sans influer sur les modes de lecture. Ainsi que sur le contenu sémantique de la notion de lecture elle-même. On parle bien de lectures du réel. Lecture dans les pensées. Lecture des ressentis. Lire la douleur. Lire les attentes. Lire l’avenir. Lire les espoirs… Comme on parle, à présent, de lecture de messages, de lecture sur écran. Ou encore de lecture de captures d’écran. L’irruption d’Internet a, donc, bousculé nombre de pratiques de lecture. Les internautes sont, partout sur la planète, avec une fenêtre ouverte sur les mœurs d’autres contrées, d’autres sociétés. Découvrant, ainsi, d’autres formes d’expression et d’autres formes d’altérité. Aussi, le fameux copier-coller ne concerne pas uniquement les textes, mais s’étend aux attitudes et aux comportements. Ce qui nécessite, par ailleurs, de revisiter sémantiquement nombre de notions comme l’acculturation, la déculturation, la transculturation.
Le développement de la cyberculture exprime ainsi, à travers les nouveaux modes de lecture, une mutation, voire une transmutation majeure de l’essence même de la culture. 
Au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire dans les quotidiennetés et jusqu’aux vécus et aux sentis. C’est ce que Pierre Levy appelle l’universel sans totalité. La cyberculture consacre la montée d’un universel différent des formes culturelles qui l’ont précédé en ce qu’il se construit sur l’indétermination d’un quelconque sens global, selon l’auteur, où une carte du sens et du savoir se met en place. Et donc forcément un nouveau type de lecture, voire de lectures. Des lectures qui s’estompent ou s’évanouissent avec l’extinction de la lumière de l’écran. Des textes ou des images qui ne réapparaissent pas au même endroit en rallumant le même écran. Alors qu’un livre peut être ouvert au numéro de la page désirée. Ce braconnage, comme l’appelle Michel de Certeau, donne au grand nombre des usagers d’un ordinateur l’impression d’être plus intelligents ou tout au moins plus informés, dès qu’ils sont, de nouveau, connectés.
C’est là précisément qu’apparaît le questionnement fondamental lié aux problématiques cognitives engagées par ces nouveaux supports par rapport au livre et à la lecture. La connaissance peut prendre bien des formes, selon les besoins et les moments, mais le texte demeurera le substrat incontournable. 
La perspective épistémocritique consiste, devant tout texte, à se poser la question des usages que l’on fait de ce dernier. La nature du rapport épistémique entre un texte et son lecteur change dans ce rapport entre le papier et l’écran. 
C’est évident. Il suffit de voir le nombre grandissant d’enseignants ou de chercheurs qui vont rapidement sur Wikipédia pour trouver leurs informations. Au point de se demander si nous n’assistons pas à l’apparition d’une nouvelle forme de paresse de l’esprit. 
Ce comportement de lecteur passif serait d’autant plus inquiétant que des études sérieuses ont montré que ces encyclopédies de masse faisaient trois à quatre erreurs par article. Une nouvelle forme de paresse de l’esprit qui se démocratise. Au moment où Encyclopedia Universalis, format papier, par exemple, qui était considérée, il n’y a pas très longtemps, comme la référence des références, ne sert plus souvent qu’à décorer certains bahuts vitrés où trônait, jadis, de la vaisselle argentée. Avec le basculement au numérique, la lecture prend les traits d’une évolution où se mêlent le vrai et le faux, le virtuel et l’illusoire, l’utopique et le fallacieux, pour reprendre une formule de Roger Chartier. Ce dernier considère, par ailleurs, cette culture du cyberespace comme l’incarnation archétypale de la transparence technique, qui accueille, par son irrépressible foisonnement, toutes les opacités du sens.
Ces opacités du sens s’aggravent lorsqu’elles ont pour toile de fond des rapports dramatiquement inégaux. Tant sur le plan matériel que symbolique. C’est le cas, par exemple, dans la reconfiguration présente de l’aire méditerranéenne où on ne lit pas le réel de manière égale d’une rive à l’autre. 
Une Méditerranée, qui se décline en cloisonnements et en brisures. Quand elle n’est pas une vaste nécropole liquide pour harraga. Consécutivement aux cassures économique, démographique et culturelle, qui ont engendré cette séparation, s’ajoute, à présent, la fêlure numérique. 
Nourrissant et approfondissant de nouvelles séparations dans les possibilités du lire et surtout dans les exigences et les urgences de se lire. De part et d’autre. Des séparations qui sont l’expression actualisée d’un legs civilisationnel fortement embrouillé. Prenant, à l’heure de la globalisation et de la numérisation, des dimensions éminemment signifiantes. Mêlant tragiquement symboliques outragées, identités endommagées et altérités ravagées.

 

 

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