L’Actualité RAOUF FARRAH, EXPERT DES QUESTIONS MIGRATOIRES ET DE LA SÉCURITÉ AU SAHEL

“LA HARGA EST LE SYMPTÔME D’UNE CRISE PROFONDE”

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Karim BENAMAR Publié 10 Juillet 2021 à 22:39

© D. R.
© D. R.

Le phénomène de la migration clandestine (harga) prend dangereusement de l’ampleur. Les chiffres explosent littéralement. Plus de 2 000 Algériens sont arrivés en Espagne,  en moins de deux mois (juin-juillet 2021), et ces chiffres sont loin de refléter l’étendue de ce phénomène social. De nouveaux réseaux de passeurs font leur apparition. 9 wilayas maritimes sur 14 sont concernées par la harga, alors que  les  départs  se  concentraient  sur  Oran et Annaba auparavant,  affirme  Raouf  Farah.  Toutes  les  catégories  sociales sont touchées par ce phénomène : jeunes, hommes, femmes, personnes âgées ou encore des familles. Si les motivations qui poussent les candidats à risquer leur  vie  dans  la  traversée  de  la  Méditerranée  sont  diverses,  il  y  a  un dénominateur  commun, explique  encore  l’expert : “C’est  le  sentiment de malaise général parmi les candidats à la harga.”  Le slogan phare du Hirak “Yetnahaw ga3” a été réadapté et transformé en “Netnahaw ga3”, disent les jeunes, à travers des vidéos prises lors de leur traversée en mer. Quant à la mesure de criminalisation de ce phénomène, elle est  tout  simplement et totalement inefficace vu qu’elle est loin de dissuader  les  candidats  à  la migration.  Comment juguler cette “saignée” ? “ La réponse la plus adéquate est d’écouter la société, ses douleurs, ses souffrances, ses espérances et mobiliser les énergies pour avancer vers une Algérie meilleure.

Liberté :  Le phénomène de la migration (harga) a pris de l’ampleur depuis quelques semaines. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce conjoncturel ?
Raouf Farah : La harga n’est ni un phénomène nouveau ni conjoncturel. Le nombre d’Algériens qui traversent la Méditerranée par voie clandestine pour rejoindre l’Europe a nettement augmenté depuis vingt ans. Si le début des années 2000 était caractérisé par le “déni politique” des autorités, une criminalisation a été mise en place durant la deuxième décennie des années 2000 pour contrer la harga avec un échec patent puisque les chiffres des arrestations suivent la tendance haussière des tentatives de harga. Dans la séquence 2017-2020, l’augmentation du phénomène de la harga est encore plus apparente puisque le nombre de harraga algériens arrivés en Europe durant la première moitié de l’année a été multiplié par quatre depuis 2017. 
Plus de 2 000 Algériens sont arrivés en Espagne (la route de l’Ouest est la plus utilisée) en moins de deux mois (juin-juillet 2021). 
Il y a également une diversification sociologique (plus de femmes, de familles et de personnes âgées sont candidates aux départs par mer), une multiplication des routes et des lieux de départ — plus de 9 wilayas maritimes sur les 14 sont concernées par la harga, alors que les départs se concentraient sur Oran et Annaba auparavant —, et une variation des modes opératoires car des réseaux structurés qui organisent les traversées prennent de plus en plus d’ampleur. 
Par le mot “conjoncturel”, vous faites peut-être référence au caractère cyclique de la harga. Les chiffres donnés par le Haut-Commissariat pour les réfugiés aux Nations unies et de Frontex, qui ne comptabilisent que les arrivées en Europe, montrent qu’il y a des cycles haussiers puis baissiers avec environ trois mois de pic d’arrivées sur les côtes européennes, généralement entre août et octobre.

Au-delà de l’aspect économique par lequel on peut expliquer, en partie, ce phénomène, qu’est-ce qui motive les Algériens à risquer leur vie dans la traversée de la Méditerranée ?
Les motivations de la harga sont diverses, mais il y a un dénominateur commun : c’est le sentiment de malaise général parmi les candidats à la harga. 
Un malaise vis-à-vis de la situation du pays, de l’État et de la société. Les mots en derja qui reviennent régulièrement lors de mes récents entretiens avec des candidats à la harga sont : “Dégoûtage”, “Makan walou”, “Mal-vie”, “Makach avenir”, “Hay lihoum”. 
De manière générale, tout cela fait écho au sentiment de dégradation de la qualité de vie et l’État de non-droit qui se reflète par la réticence du régime au pouvoir à tout changement réel. Dès lors, la harga apparaît comme la seule stratégie pour se sortir de cette crise quand tous les horizons sont fermés… Une sortie dangereuse où le harrag risque sa vie.

Après la parenthèse enchantée et pleine d’espoir suscitée par le Hirak, une forme de désillusion semble s’emparer de la société. Cela explique-t-il cette hausse des chiffres des candidats à la harga ?
Le phénomène de la harga est le symptôme d’une crise politique profonde et permanente. Sa résurgence indique l’amplification de cette crise. 
Le Hirak est un mouvement historique qui a généré une dynamique extraordinaire au sein de la société et montré au monde l’image d’une Algérie que les enfants sont si fiers d’aimer et où ils veulent rester. La séquence allant du 22 février au 30 août 2019 est celle où le nombre de départs en mer a été sur la même période le plus bas depuis des années. D’une certaine façon, le Hirak s’est révélé comme l’antithèse de la harga ; un mouvement populaire et pacifique salvateur et une voie royale de reconquête de l’espoir d’une vie meilleure pour tous. 
Le slogan “Yetnahaw ga3” (qu’ils partent tous) destiné aux gouvernants est transformé en “Nrohou ga3” (nous partons tous) dans les vidéos des harraga largement partagées sur les réseaux sociaux. 

La criminalisation de la harga ne semble pas dissuader les Algériens. Jeunes, femmes, personnes âgées n’hésitent pas à tenter la traversée. Quelles sont les mesures à prendre pour endiguer ce phénomène ?
On ne remédie pas à un phénomène social par sa criminalisation. La réponse la plus adéquate est d’écouter la société, ses douleurs, ses souffrances, ses espérances, et mobiliser les énergies pour avancer vers une Algérie meilleure. 
Or, la violence, l’acharnement et la résistance au changement dont le régime fait preuve exacerbent la situation, finissant par faire fuir des pans entiers de la population. C’est une véritable saignée dont le coût en capital humain est très élevé. En tant que chercheurs, nous avons le devoir de dire la vérité aux Algériens. L’Algérie a promulgué en 2009 des dispositions pénales contre la migration irrégulière par voie maritime par la loi n°09-01 du 25 février 2009 portant sur les infractions commises contre les lois et règlements relatifs à la sortie du territoire national (l’article 175 bis 01 du code pénal). 
La loi de 2009 introduit le “délit de harga” et prévoit des peines de deux à six mois de prison et 20 000 à 60 000 DA d’amende pour tout Algérien ou étranger résident qui “quitte le territoire national de façon illicite”. Cette loi criminalise la harga au lieu de la traiter comme une contrainte administrative. Mais il y a une autre dimension moins connue de cette criminalisation. Certains harraga interceptés par les gardes-côtes possèdent une somme d’argent en devises qui dépasse le montant légal alloué. 
Dès lors, ils tombent sous le coup du règlement n°07-01 (relatif aux règles applicables aux transactions courantes avec l’étranger et aux comptes devises), sanctionné par l’ordonnance n°10-03 du 26 août 2010. 
Cela peut mener à des chefs d’inculpation de 2 à 7 ans d’emprisonnement et à une amende représentant le double du montant initial. Ce qui ne fait qu’accentuer le sentiment de “hogra” chez les candidats au départ par la mer, qui sont jugés en tant que “criminels” et victimes d’une politique répressive.
 

Entretien réalisé par : KARIM BENAMAR

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